R.
Haïm Soloveichik (1853-1918)
Le
Rav de Brisk[1]
« Le chemin des justes est comme la lumière de l’aurore, il va en
augmentant jusqu’en plein jour. »
(Proverbes 4, 18)
« Mon père, paix à son
âme, m'a raconté qu'il lui confia un jour: “Moshé, ne crois surtout pas que je sois un homme bon. Par nature, je suis plutôt mauvais. La bonté est à conquérir. Il faut se faire violence pour l'acquérir. J'ai dû travailler très
dur pour extirper de mon cœur toute trace de cruauté.” »
R.J.D. Soloveichik

Ce n’est pas tant dans la quantité du savoir
qu’il faut chercher le génie de ce Maître d’Israël mais dans sa subtilité
intellectuelle hors du commun, et dans sa finesse d’analyse telle qu’il
n’existe quasiment pas équivalence dans le monde de la Torah. Non que l’univers
du judaïsme ne compte pas quantités de sages qui ont marqué la pensée juive,
par la profondeur de leurs enseignements, mais juste qu’ici nous avons affaire
à une méthode d’approche entièrement novatrice et pour le coup révolutionnaire.
Un de mes maîtres, Moshé Grosberg[2], m’a dit
un jour, que du fait de la concision et la précision des écrits du Rav de
Brisk, il est impossible de résumer sa pensée, aucune adaptation ne saurait en
effet restituer la quintessence de son propos. Résumer c’est déjà trahir.
À l’instar d’un Maïmonide qui a définitivement
marqué la pensée juive, R. Haïm a catégoriquement changé la manière de
concevoir la pensée Rabbinique. Ce n’est pas pour rien qu’il a tant influencé
le monde des yéchivot[3], et pas
uniquement celle de Brisk ou lithuanienne, les écoles hassidiques, et même
séfarades aussi, ont été marqué par son emprunte.
En générale lorsqu’on commente un texte que ce
soit du Talmud, de Maïmonide, de Rachi etc… c’est avant tout le contenu du
sujet qu’on cherche à expliquer, de tel sorte que ça ne fait pas une grande
différence que ce même propos ait été prononcé par l’un ou l’autre des
commentateurs. Pour R. Haïm, en revanche, ce qui compte en premier lieu c’est le
lien intrinsèque entre le propos et la perspective globale de son auteur. Ainsi
lorsqu’il commentait un texte de Maïmonide, de Rachi, ou d’un Maître du Talmud,
cela permettait non seulement de saisir le propos en lui-même mais aussi son
lien intrinsèque avec son auteur : « ses paroles sont dignes de celui qui les a dites »[4].

La vraie connaissance n’est pas quantitative, il
ne s’agit pas d’ingurgiter des livres, « tel un panier plein de
livres »[8],
pour être un érudit. Ce qui est exigé c’est de saisir intimement la pensée de
l’auteur, au point d’être capable de le faire parler y compris là où il ne
s’est pas exprimé. Qui mieux que le Rav de Brisk pouvait saisir intimement
comment s’expriment les Tossafot et
par conséquent pouvait affirmer sans risque que ce que rapportait son
contradicteur en leurs noms ne pouvait avoir été dit tel quel.
Nul ne
meurt à cause d’une question
Avant R. Haïm, l’étude participait du
questionnement. Toute question, que ce soit dans le fait de relever les
éventuelles contradictions des textes du Talmud, ou d’opposer les différentes
interprétations des commentateurs, exigeait une réponse. Si l’on prend les
questions que les Tossafot opposent à
Rachi, ou celle de R. Avraham b. David, le Ravad, (1120-1199), dans ses gloses,
à l’encontre du Mishneh Torah de
Maïmonide, la méthode classique se
cantonnait a réhabiliter le commentateur incriminé de ses contradicteurs.
N’étant pas adepte des questions, « nul de meurt à cause d’une question »
disait-il, R. Haïm percevait les limites d’une telle démarche. Si, en effet,
chaque réponse permet de restituer l’opinion d’un commentateur, celle-ci
appellera nécessairement une nouvelle question. Il s’agira alors de nous
interroger sur les raisons qui font que l’autre opinion, alors même qu’il n’a
pas fermé la porte des réponses, ne s’en contente pas et préfère rester en
opposition. Et une fois qu’on aura compris pourquoi on pourra continuer à
poursuivre ce débat à l’infini ! Ce n’est pas pour rien qu’on dit
communément que là où il y a deux juifs on n’a pas encore fini de recenser les
opinions.
Aussi plutôt que de s’acharner à trouver des
réponses à toutes les questions, il est beaucoup plus pertinent de revenir au
fondement même du sujet étudié afin de bien cerner à partir de quel concept
repose leur discussion. Revenir au concept du sujet étudié, permet non
seulement de placer chaque opinion dans la perspective qui lui est propre, mais
en plus légitime chaque avis selon l’approche qui est la sienne.
On comprends maintenant pourquoi un homme comme
R. Haïm, pour qui tout participe de la rigueur intellectuelle absolue, et dont
chacun de ses mots était minutieusement compté comme des perles rares, se
sentait à l’étroit dans une telle démarche, qui selon lui manquait singulièrement
de pertinence, et relevait tout simplement du pilpoul futile.
Ainsi, lorsque le Ravad questionne Maïmonide,
pour reprendre cet exemple, ses questions ne valent que du fait de sa propre
manière de concevoir le sujet, et en ce sens il est normal que, vue de sa
fenêtre, il se soit posé cette question[9]. Tandis
que pour Maïmonide, du fait de son système de penser, une telle question n’a
absolument pas lieu d’être.
C’est donc le principe même de la question, qui,
avec R. Haïm, prenait radicalement une tout autre dimension ; en lieu et
place de produire une confusion, celle-ci se transforme en élément de
compréhension permettant de saisir le sujet dans toute son acuité. Il n’est pas
nécessaire d’expliquer l’avantage d’une telle approche, qui nous montre à quel
point il est vain d’opposer une opinion à une autre, mais au contraire tenter
de placer chacune d’elle selon sa propre perspective, et rendre ainsi la
compréhension du sujet beaucoup plus limpide et lisible qu’elle n’y paraît.
Avant de finir sur ce chapitre donnons la parole
à son petit fils, au sujet de la spécifique méthode d’étude de son grand père,
qu’il compare à l’application des sciences mathématiques :
“La méthode de R. Haïm dans le domaine de la
Halakha, qui ressemble étrangement à l’application des sciences mathématiques
au monde réel. […] Cet univers physique purifié et débarrassé des scories de la
sensualité, est le domaine de la connaissance scientifique, […]. Le savant a
doublé le processus cosmique et a créé face au phénomène original un corrélatif
idéal. R. Haïm a procédé de la même manière en ce qui concerne la Halakha. […]
Ses règles sont […] des idéaux normatifs, comme ceux de la pensée logico-mathématique.
[…] Seule la norme idéale sur laquelle se fonde la Halakha peut-être légitimée,
[…] sur le principe qu’il est impossible de pénétrer l’univers de la Halakhah
par d’autres moyens de connaissance, fussent-ils les plus approchants. La
Halakhah ne se comprend pas par les formes de la pensée historique, politique
et sociologique,
ni même par les canons de la pensée morale ou les sentiments piétistes. L’orientation et la réflexion hilkhatiques sont dictées par des idéaux qui lui sont propres. En un mot, il rendit à la Halakhah sa couronne, la couronne de l’indépendance absolue.
Prenons pour exemple, les
contrats dans la Halakhah. Avant R. Haïm, ce sujet se comprenait d’une part à
partir de principes techniques de rédaction et de signature, […] et d’autre
part en se fondant sur les réactions et les conduites psychologiques
généralement admises. Que fit R. Haïm ? Il s’efforça de formuler le sujet
d’une façon conceptuelle : dans ce but, il déplaça le point de vue technique du
centre du sujet, et à sa place introduisit des données idéales et des
constructions abstraites, provocant ainsi une transformation radicale dans
l’étude de ces dispositions. Le contrat perdit son caractère concret pour
devenir un pur objet de l’esprit. […].
Voici un autre exemple. Les
lois concernant la prière, […] et les bénédictions […] qu'en était-il avant R.
Haïm ? Qui étudiait ces lois ? […] Alors intervint la grande révolution de R.
Haïm. La prière cessa d’être un simple problème technique (faut-il ou non
recommencer telle prière) ou un objet d’enthousiasme de piétistes (recherche
d’allusions sur les caractéristiques divines) pour devenir un système de
notions hilkhatiques, résultat d’un vaste projet axiomatique. Une large action
de réflexion hilkhatique, des pensées hautement abstraites, une définition
rigoureuse et une formulation précise, se développèrent alors. Des catégories
nouvelles, des concepts jamais entendus, sortent du fonds secret de la
Halakhah. »
R. J. D. Soloveichik “L’homme de
la Halakha” (P. 154 -157)
2. Le génie
intellectuel ne vaut que s’il est au service de l’autre
La seule raison d’être de l’homme est de se rendre utile aux autres,
dans tout ce qui est en son pouvoir.
R Eliahou, le Gaon de Vilna
(1720-1797)
Mais tout ce qui vient d’être dit ici au sujet de
R. Haïm ne vaut que du fait qu’il a su l’exprimer jusque dans son comportement
à l’égard de l’autre.
Si la pensée façonne l’individu et le fait vivre,
l’étude de la Torah éveille à son tour à une réelle jouissance, au sens le plus
intime du terme, selon l’expression du psalmiste : « Mais qui trouve
son plaisir dans la Torah de l’Eternel,
et qui médite dans sa Torah jour et
nuit » (Ps 1, 2). « Au départ la Torah est appelé au nom de Dieu,
disent les sages, mais une fois que l’homme l’a méditée, elle pénètre son
propre domaine et peut alors s’appeler en son propre nom[10].
Pour autant il n’existe pas d’étude sans
action ; « Ce n’est pas l’étude
l’essentiel mais l’action qui en découle » (Avot 1, 16), en ce sens,
tout étude qui ne mène pas à l’action désincarne l’être humain de toute
relation entre la connaissance et lui-même, la relation avec l’objet du savoir
ne devient charnelle que si justement elle exprime quelque chose qui se relie à
la conduite de l’homme jusque dans les moindres détails de la vie : « Dans
toutes tes voies reconnais-le, et lui
dirigera tes chemins. » (Pr 3, 5), c’est ici, dit le Talmud, que se situe
toute la substance de la Torah. (Berachot
63, a), à savoir connaître Dieu jusque dans les choses les plus futiles de la
vie courante. C’est donc dans sa relation à l’autre, que s’exprime de la
manière la plus aboutie la quintessence de la connaissance de la Torah. Ainsi
disent les sages :
« Si un homme, étudiant la Torah, est honnête dans son
comportement, digne et respectueux envers ses semblables, les gens diront de
lui : “Heureux cet homme, qui étudie la Torah et ses maîtres qui l’ont
enseignée ! Voyez cet homme qui a étudié la Torah : comme ses voies
sont belles et sa conduite parfaite.” Mais si un homme étudiant la Torah, a une
conduite indigne, manque de respect envers ses semblables et fait preuve de
malhonnêteté dans les affaires, on dira de lui : « Malheur à cet
homme qui a étudié la Torah, malheur à ses maîtres ! Heureux sont ceux qui
n’étudient pas la Torah, car voyez la conduite de ceux qui ont étudié, comme
leurs voies sont corrompues. ».
Talmud (Yoma 86, a)
R. Haïm était certes un gaon, dans l’étude de la Torah, au point de faire un avec elle,
mais c’est surtout dans son savoir vivre, qui précède la Torah[11], que
cette dimension s’est manifesté dans toute son acuité. C’est à cette cause-là
qu’il investit tout son génie, il mettait littéralement toute sa subtilité
intellectuelle au service des autres, allant du plus grand des sages au plus
insignifiant des hommes.
Quelques
exemples :
1. Lors de la Première Guerre mondiale, face aux
souffrances endurées par les juifs de l’époque, un homme s’adressa au Rav de
Brisk en ces termes : « Si seulement cette guerre pouvait hâter
l’heure de la délivrance messianique, peut-être que ces morts en vaudraient la
peine ! » R. Haïm lui répondit : « Mieux vaudrait que
plusieurs délivrances soient repoussées, et
qu’aucune vie ne soit perdue ! » Puis il ajouta : « Si,
pour que le Messie vienne, il faut recourir au sacrifice ne fût-ce que d’une seule vie humaine, il vaudrait mieux
alors qu’il ne vienne pas ! Comment, en effet, la délivrance
messianique peut-elle faire exception au principe qu’une situation de danger de
mort repousse toute la Torah ? »

3. Sa maison était réputée pour être le lieu
d’accueil par excellence de tous les sans abris, au point que le mot d’ordre
était de ne jamais déranger quiconque venu s’abriter sous son toit. Un jour,
alors qu’il était plongé dans son étude, il entendit, depuis son bureau, des
cris provenant de son propre salon. Il sortit afin de s’enquérir de ce qui
se passait, son épouse lui expliqua,
qu’un des visiteurs avait dérobé une boite de tabac en argent d’une grande
valeur, mais qu’il refusait de nous laisser vérifier le contenu de son sac. R.
Haïm exigea de le laisser partir et interdit catégoriquement quiconque d’ouvrir
ses affaires personnelles. Une fois l’homme partit, et le calme revenu, R. Haïm
expliqua a ses proches les raisons de son attitude pour le moins
surprenante : « Si j’avais l’ombre d’un doute que cet homme a bien
dérobé cette boite de tabac, peut-être aurais-je alors autorisé à ce qu’on vérifie ses affaires, mais maintenant
je suis sûr que c’est bien lui le voleur, comment puis-je lui faire un tel
affront ? ». « Il est préférable, disent les sages, de se jeter
dans une fournaise de feu plutôt que d’humilier son prochain en public ».
(Baba Metsya 59, a). C’est
certainement cette sentence talmudique qui animait R. Haïm dans son
comportement à l’égard de cet indigent, et ainsi il ne saurait y déroger.
La
démocratie incarnée
Nous pourrions multiplier les exemples, mais pour
finir je ne résiste pas à l’envie là encore de donner la parole à son petit
fils, qui su si bien témoigner de la simplicité du Gaon jusque sa conduite avec les petits enfants :

Rabbi Haïm n'avait pas d'emploi du temps déterminé. Il ne mangeait ni ne priait jamais à la même heure. Il ne s'habillait pas en rabbin et nul ne le reconnaissait quand il prenait le train. Il n'attendait pas qu'on le salue pour saluer les autres et il gratifiait chacun d'un « bon shabbat ».
On pouvait le voir souvent jouant au milieu d'une ribambelle d'enfants : il faisait le cheval tandis que ses petits compagnons tiraient sur les pans de sa tunique en criant : « En avant! » On allait le voir en toute liberté car il était la démocratie incarnée.On ne pouvait dire de lui qu'il fut particulièrement conséquent, discipline ou organisé.
Rabbi Haïm avait acquis seul sa puissante et géniale intelligence, presque sans maître ni rabbin, et accompli, toujours par lui-même, sa grande révolution méthodologique dans l'étude de la Halakha. Sa générosité et sa chaleur étaient le fruit d'un acte de volonté intérieure.
Mon père, paix à son âme, m'a raconté qu'il lui confia un jour: « Moshé, ne crois surtout pas que je sois un homme bon. Par nature, je suis plutôt mauvais. La bonté est à conquérir. Il faut se faire violence pour l'acquérir. J'ai dû travailler très dur pour extirper de mon cœur toute trace de cruauté.» (Yémei Zikaron, p. 78-79)
J’espère dès que possible ajouter d’autres
éléments afin de mieux saisir la grandeur de ce Maître d’Israël ! Et
pourquoi pas vous en faire découvrir d’autres.
[1]
Figure prédominante du judaïsme rabbinique, R. Haïm Soloveichik. Après sa mort,
une fine partie de ses commentaires analytiques sur le Mishneh Torah de Maïmonide ont été publiées sous le nom de ‘Hidouché Hagra’h.
[2]
J’ignore aujourd’hui s’il est encore de ce monde, à l’époque où je l’ai connu,
en 1990, il avait 68 ans. Moshé Grosberg est l’auteur de plusieurs ouvrages sur
R. Josef Rosen (1858-1936) appelé le génie de Rogachov, qui lui aussi constitue
une classe entièrement à part dans le monde des études juives. Je verrais à en
toucher un mot à une autre occasion.
[3]
Instituts d’études Rabbiniques.
[4]
Expression fréquentes dans les textes rabbiniques.
[5] Sur tout ce sujet, Cf. S.J. Zévin (1890-1978) dans Yishiim
Véshitot (Les Personnalités et leurs courants de pensées).
[6] Commentaires classiques sur le Talmud, composés par des sages originaires
de France, à partir des élèves et descendant de Rashi (XIIe-XIVe siècles). Les Tossafot (Tossaphistes) sont publiés en
marge extérieure des pages du Talmud des éditions traditionnelles.
[8]
Talmud (Méguila 28, b). Cf. le commentaire de Rachi : « c’est comme un panier qu’on a rempli de livres qui
ne comprends pas le contenu ».
[9]
Ceci est d’autant plus vrai que nous disons, précisément à propos du Ravad, que
lorsqu’il ne dit rien sur le texte du Mishneh
Torah, c’est qu’il devait certainement partager l’opinion de Maïmonide.
[10]
Talmud (Avoda Zara 19, a)
[11] Midrash (Lévitique
Rabba 9, 3).
[12]
Dans son commentaire sur le Mishneh Torah
(lois relatives au jour du jeûne de Kippour).
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