jeudi 17 janvier 2019

R. Haïm Soloveichik (1853-1918) Le Rav de Brisk (2)



Du discours de la méthode Brisk
Innovations et limites


R. Haïm Soloveichik, (1853-1918), appelé Le Rav de Brisk[1], fait parti de ces personnages, dont le charisme intellectuel est tel que le simple fait d’en parler suscite une émotion très particulière. Une émotion comparable à celle que procure le fait d’entendre une belle musique, ou de contempler une œuvre d’art. Une délectation de l’esprit. L’homme est certes un génie, un virtuose du Talmud et du Rambam, de la manière la plus aboutie, mais ce n’est pas uniquement, comme le dit le Rav Zévin, du fait de ses connaissances impressionnantes, ou de son aptitude intellectuelle hors du commun, qu’il faut voir sa spécificité, mais bien davantage dans sa capacité géniale de voir le point central de chaque sujet étudié.

Si l’on peut se permettre des exemples « profanes », il est indéniable que, sans en faire une liste exhaustive, il est pour le Talmud, ce qu’un Mozart était pour la musique, ce qu’un Dante était pour la littérature, ce qu’un Spinoza était pour la philosophie, ou ce qu’un Einstein était pour la science. Je ne vais pas décrire en ces quelques lignes, qui se veulent courtes, le génie du Rav de Brisk[2] pour peu en outre que nous en soyons capable, sinon pour réagir à cet excellent petit papier de mon ami Emmanuel Bloch*. Quoique trop court, peut-être visait-il à prendre exemple sur le Brisker, dont toute l’acuité et la pertinence de son discours vaut par son art de la concision. Même si et j’ose le dire il m’a laissé sur ma faim !

Aussi pour interagir dans un esprit de « dibouk havérim » (de lien d’amitiés entre les compagnons d’études), il m’a paru intéressant d’ajouter quelques brèves, afin de mieux cerner la richesse, mais aussi les limites de la méthode Brisk, puisque l’article d’Emmanuel m’y autorise.

De la conceptualisation de la Halakha

Cette idée de conceptualiser la Halakha, à partir d’une approche très philosophique, était très spécifique à l’époque où vivait R. Haïm. On peut dire, comme le fait remarquer Emmanuel, que cette méthode analytique est certainement annonciatrice d’une nouvelle ère qui s’ouvre pour le monde de la Torah. À savoir celle de la création de nouvelles yéshivot, dont la structure était très différente de ce qui existait jusqu’alors. À l’époque les étudiants étaient logés chez l’habitant et se réunissaient dans le beth-hamidrash pour étudier. L’idée de créer des établissements à part où les élèves pourraient loger dans l’enceinte même de la Yéshiva, comparable aux campus universitaire, ne prit réellement forme que vers la fin du XIXe siècle.

Nous savons, en revanche, que R. Haïm n’a pas été le seul à concevoir une approche si novatrice du Talmud et de la Halakha, quoique de manières très différentes et très variées, d’autres l’ont fait, et même avant lui. On peut citer par exemple ; R. Joseph Bavad (1800-1874) auteur du célèbre Min'hat 'Hinoukh[3]. Son œuvre est d’une telle importance que ce soit dans l’immensité des sujets traités ou dans la profondeur de ses analyses, qu’il est incontestablement l’ouvrage le plus mentionné et le plus commenté parmi les auteurs postérieurs. L’on ne peut ignorer que son approche notamment de procéder par des ‘hakirot[4], inaugure certainement toute l’innovation talmudique qui viendra après, et plus spécifiquement celle de R. Haïm et de ses élèves.

Parmi les plus significatifs de ses contemporains, qui ont prit part à cette grande révolution talmudique, citons R. Yossef Engel (1859- 1920), Beth ha-Otzar, R. Abraham Bornstein (1839-1910), le Avné Nézer, Rabbi de la lignée hassidique de Sokhotchov, et surtout son illustre élève R. Yoav Vinguerten, (1845-1922) auteur du fameux ‘Helkat Yoav, ouvrage qui comptent certainement parmi les plus profonds de la littérature rabbinique. Sans oublier le plus illustre en ce domaine, évidemment, R. Yossef Rosen, le Rogachover auteur du fameux Tsaphnat Panéah[5], (1865-1938), dont l’œuvre si atypique n’a aucune équivalence dans l’immense bibliothèque que compte la littérature rabbinique.

Ajoutons toutefois : cette tendance voulant distinguer l’approche hassidique de celle dites des mitnaguedim[6], était certes pertinente à certaines époques, mais au temps de R. Haïm et encore plus après lui, cette distinction n’est plus tout à fait significative. On peut en effet percevoir une approche conceptuelle dans les deux courants à savoir autant dans les écoles hassidiques que dans celles de leurs opposants[7].

En outre, afin d’éviter toute confusion précisons tout de suite que chaque auteur avait son approche singulière qui n’est surtout pas à confondre l’une avec l’autre. Si l’on peut trouver quelques similitudes, notamment dans un souci commun de conceptualisation, l’on ne peut, en revanche, à moins de manquer de discernement, prétendre qu’ils avaient la même méthode. Non. Un R. Haïm par exemple, n’est pas du tout comparable à un Rogachover, et même à un R. Yossef Engel.

Pour résumer le cœur de cette distinction nous avons montré ailleurs que l’approche de l’héritier de Wolozhine est en réalité entièrement inverse de celle du Rav de la communauté hassidique de Dvinsk. Le Rogachover part en effet du concept, celui-ci est d’abord philosophique, et n’a a priori pas de lien direct avec le sujet étudié, pas plus qu’il n’est spécifique à l’étude de la Torah, il peut même provenir de la philosophie Grecque.

Et c’est à partir de l’analyse subtile que fait l’auteur du Tsaphnat Panéah de ce concept qu’il est possible de percevoir dans la Halakha la manière dont il s’exprime. La Halakha devient ainsi une des modalités d’expressions du concept. Bien que cette méthode se retrouve dans quelques autres œuvres, il est clair que Rosen est celui qui a poussé cette logique jusque son paroxysme. Tandis que R. Haïm, en revanche, avait une démarche totalement inverse, il avait pour première exigence de rester cantonner au texte. Que ce soit du Talmud, ou plus spécifiquement du Rambam, ou d’un des autres Rishonim, incontournables pour saisir le cœur de la Sougya[8].

Ainsi, chez R. Haïm, si concept il y a, celui-ci nait du texte, et d’aucune autre source. Cela se traduit jusque dans leur formulation respective, comme l’explique le Rav Zévin (1890-1978), dans Yshiim véshitot. Le Rogachover n’hésite pas à nommer les concepts tels qu’ils sont définis à l’origine, grecque, en l’occurrence, qu’il emprunte le plus souvent du Guide des égarés. Tandis que R. Haïm ne s’hasarde jamais sur ce terrain, aucun de ses concepts n’est nommé à partir d’un langage externe au Talmud et au Rishonim. Cette différence n’est pas qu’anecdotique mais révèle une distinction fondamentale entre les deux approches.

Un des éléments qu’on peut dire c’est que c’est pour cette raison que le Rav Rosen est si prolixe dans les analogies, qu’il multiplie à outrance, il ne s’agit pas d’amuser la galerie par le déploiement de son immense érudition, non ! Le Rogachover n’a pas besoin de ça, mais de révéler au lecteur le cœur du lien conceptuel qui unit la Halakha à travers un point commun. Plus le champ d’investigation est vaste plus le concept s’accorde intimement avec la logique talmudique et halakhique.

R. Haïm, en revanche, considère que la première exigence pour saisir le sujet étudié dans toute son acuité c’est d’explorer ses fondements et donc ses concepts tels qu’ils s’expriment à partir du sujet en lui-même. Si un sujet est solide dans sa cohérence interne, aucune question externe ne peut l’effondrer. Aussi, R. Haïm jugeait-il préférable, de traiter du sujet en interne, sans forcément l’interroger à partir d’éléments externes à la compréhension du texte, et encore moins provenant de concepts philosophiques profanes. Pour lui le Talmud ne peut pas se comprendre à partir de paramètres extérieurs, fut-ils les plus approchant, comme le dit à raison son petit-fils, le rav de Boston[9], dans son fameux Homme de la Halakha. Et si parfois R. Haïm use d’analogie avec d’autres sources c’est uniquement par soucis pédagogique pour mieux révéler aux lecteurs la pertinence de son argumentation. Il n’y a chez R. Haïm aucune érudition pour l’érudition, tout est au service du concept issu de la logique interne du sujet étudié.

L’origine de la conceptualisation du Talmud

Si le Talmud, disait Lévinas, n'est pas la philosophie, ses traités sont une source éminente de ces expériences dont se nourrissent les philosophes[10]. Ainsi, pour peu qu’on veuille réellement faire un travail de recherche sérieux, on constatera que, en réalité, cette idée, quoique selon des méthodes très différentes, de conceptualiser la Halakha, existait déjà depuis l’époque même des Rishonim[11]. On peut même dire que les Rishonim ont totalement transformé l’étude du Talmud et de la Halakha. Tel que je l’ai écrit ailleurs :

« Les Rishonim bouleversèrent complètement les méthodes d’enseignement de la Torah et du Talmud. Ils sont les véritables piliers du judaïsme. Sans eux, la Bible et le Talmud seraient restés fermés et accessibles aux seules élites.
Les Rishonim sont les commentateurs par excellence, à tel point que la plupart des commentateurs postérieurs ne sauront presque plus apporter leurs contributions à la compréhension des textes de la Bible et du Talmud, sans avoir au préalable pris en compte, l’interprétation des Rishonim. Le langage des Rishonim est d’une telle précision, que les possibilités d’analyses de chaque mot, chaque signe, chaque ponctuation de leurs propos sont inépuisables et apportent une compréhension fondamentale sur les sujets étudiés.
La puissance des Rishonim, nous dit R. Salomon Joseph Zévin (1890-1978) dans son livre Yshiim vé-shitot (Les personnalités et leurs courants de pensés), c’est d’avoir su explorer les fondements mêmes des écrits de la Bible et du Talmud, et de nous en avoir apporté bien au-delà d’un commentaire, mais la chose elle-même, le véritable sens de ces textes, afin de ne recueillir que la fleur de la farine. »

À titre de comparaison, les commentaires talmudique et halakhique des Gaonim sont beaucoup plus concis que ceux des Rishonim. Sans traiter ici de leur approche philosophique qui elle est prolixe et abondantes, la démarche des Gaonim dans leur commentaire du Talmud, vise principalement à éclairer les passages obscurs du Talmud, par des mots simples, concis, proche du sens des phrases. Les quelques écrits qui nous sont parvenus, tel le commentaire de R. 'Hananaël sur quelques traités du Talmud, recopient, la plupart du temps, les textes difficiles en ajoutant des mots simples afin de lier les phrases entres elles, et d’en donner leur véritable sens. On est très loin de la méthode analytique des Richonim, sans parler de celle des Aharonim.

Aussi, disions-nous que l’approche visant à révéler le concept du sujet étudié, y compris jusqu’à parvenir à une conception relativement abstraite de la Halakha, nous vient d’abord des Rishonim. À mon avis, celui qui a poussé le plus loin cette méthode c’est le Ran, R. Nissim de Gérone, (1310-1375), dans ses commentaires sur le Rif, et sur le Talmud[12]. En bon héritier des Tossaphot, alors même qu’il était originaire d’Espagne, le Ran savait analyser le Talmud à partir d’une approche novatrice. Il va prolonger la méthode des Tossafot jusqu’à mieux exprimer la dimension conceptuelle du texte[13]. Mais, aussi indéniable que cela puisse paraître, cette approche existait déjà bien avant lui on la trouve chez nul autre que Rachi lui-même.

Alors qu’on pourrait penser que, en bon pashtan, Rachi était surtout très influencé par les Gaonim[14], en réalité c’est beaucoup plus subtil que ça. Certes Rachi a pour première préoccupation d’aider le lecteur à comprendre le sens des passages difficiles du Talmud. Ses travaux sont néanmoins bien plus élaborés qu’ils n’y paraissent. Ceci sans remettre en cause l’art de la concision, propre à Rachi, on peut dire qu’aucun des commentateurs de la Bible et du Talmud n’a su utiliser un langage, à la fois aussi clair, aussi complet, et aussi concis que Rachi. Tout en conservant d’une certaine manière le style des Gaonim, Rachi a permis en même temps d’ouvrir une nouvelle perspective d’études approfondies, c’est ainsi qu’au besoin Rachi n’hésitera pas à questionner le Talmud, en confrontant notamment nombreux passages a priori contradictoires entre eux. Il est donc indéniable que les Tossafot qui, pour la plupart sont ses descendants ou ses gendres, vont hériter de Rachi leur approche du commentaire.

Parmi l’immense œuvre de Rachi, nous avons choisi de prélever un exemple afin de mieux apprécier ce que nous disons ici.

Des notions talmudiques de hiouv et shelila

D’après la Halakha il existe un principe selon lequel « tout Israël est garant l’un pour l’autre » (Shevouot 39, b). S’appuyant sur ce principe le Talmud en déduit que celui qui s’est déjà acquitté d’une mitsva, peut acquitter un autre de son obligation.

Par exemple le kidoush du vendredi soir, la sanctification du shabbat, qu’on fait sur une coupe de vin, on peut le réciter pour un autre même si l’on a déjà été acquitté soi-même de la mitsva auparavant. Selon cette même règle on peut réciter n’importe quelle bénédiction relative à un commandement, comme celle liée à la pose des téfiline, pour qu’un autre puisse les mettre.

Il existe toutefois une exception à cette règle, celle-ci ne s’applique pas lorsqu’il s’agit de prononcer une bénédiction relative au profit. Appelé bircat ha-néhénin. Par conséquent une personne ne peut pas acquitter une autre de la bénédiction d’avant ou d’après le repas, sauf si lui aussi prend part au repas. Ainsi, lisons-nous : « Toute bénédiction de mitsva, peut-être prononcées par celui qui s’est déjà acquitté du commandement, dans le seul but d’acquitter l’autre, sauf celles relatives au pain et au vin[15], où là l’on ne peut acquitter l’autre que si on s’acquitte soi-même de la bénédiction[16] ». (Talmud Rosh Hashana 29, a).

Mais quelle est la raison de cette distinction ? Pour Maïmonide la raison est simple, ce principe vaut uniquement pour une bénédiction de Mitsva pas pour celle relative au profit puisqu’il ne s’agit pas de commandement (Mishneh Torah, lois de bénédictions 1, 5).
Or, tel que le Rambam lui même l’affirme à la fin de son Sefer ha-Mitsvot livre des commandements, il existe bien un commandement d’ordre rabbinique[17] de réciter une bénédiction avant de manger ! Ainsi, lisons-nous : 
« Quiconque jouit de ce monde avant d’avoir rendu grâce [à Dieu] est comparable à un voleur […]. R. Lévi oppose, en effet, deux versets entre eux, il est dit d’une part : « A l’Eternel, la terre et ce qu’elle contient, le monde et ses habitants. » (Ps 24, 1), et de l’autre nous lisons : « Les cieux, sont les cieux de l’Eternel, mais la terre a été donnée aux hommes » (Ps 115, 16) ! Ce n’est pas une contradiction ; dans le premier verset il est question de celui qui jouit de ce monde avant de rendre grâce, tandis que le second parle de celui qui jouit après avoir rendu grâce. Avant d’avoir rendu grâce au Créateur, la Terre, et tout ce qu’elle contient, sont uniquement propriété de Dieu [c’est pourquoi il est comparable à un voleur]. Mais après avoir rendu grâce [celle-ci devient propriété de l’homme][18]. »

Par conséquent, sachant qu’il existe une injonction rabbinique de faire une bénédiction avant de manger, pourquoi ce commandement se distinguerait-il des autres en ce sens que le principe, selon lequel « tout Israël est garant l’un pour l’autre », ne s’applique pas si l’on n’a pas soi-même besoin de manger ? L’explication que donne Rachi est si originale que si je l’énonçais au nom du Rav de Brisk, à moins de connaître le Rachi en question, je suis certain que j’en duperai plus d’un !

Il existe, nous dit Rachi, une différence fondamentale entre réciter une bénédiction de commandements et faire une bénédiction pour tirer profit des bienfaits de ce monde, en l’occurrence avant de manger. L’injonction de faire une bénédiction avant un commandement s’exprime par la positive, le hiouv, avant d’accomplir la mitsva il y a une obligation de faire une bénédiction. Tandis que la bénédiction relative au profit quant à elle s’exprime par la négative, la shelila. Il n’y a en effet aucune obligation de réciter une bénédiction avant de manger, c’est uniquement si l’on mange qu’il est interdit de profiter des bienfaits de ce monde sans faire au préalable une bénédiction.

Ce principe, qui est appelé dans la Halakha « hiouv et shelila », se retrouve en quelques endroits de la Halakha, notamment à propos des tsitsit, où il n’y a pas de commandement de porter un Talit (vêtement) avec des franges, mais uniquement, que l’on ne doit pas se vêtir d’un vêtement à quatre coins qui n’a pas de franges. Ou encore à propos de la soucca, où en dehors du premier soir, il n’y a aucune obligation, lors de la fête de souccot, de manger dans la soucca. La seule contrainte est qu’il ne faut pas manger en extérieur.

Ce concept, cher à la logique du Rav de Brisk, qui va souvent recourir à ce genre de raisonnement, se retrouve par exemple dans toute sa dialectique dite des deux dinim (deux lois qu’on peut traduire par deux principes). Et c’est précisément selon cette même dialectique, que s’exprime ce commentaire de Rachi. Il existe en effet deux dinim dans cette Halakha de « arvout » (garants).

1) premier principe qui s’exprime par la positive, hiouv, du fait qu’il existe, en l’occurrence, une obligation de réciter la bénédiction, cette obligation justifie que tout membre d’Israël est concerné par le commandement qui s’impose à un autre, et c’est pour cette raison qu’il est possible de réciter la bénédiction à sa place.
2) Puis un second principe qui lui s’exprime par la négative, shelila, à savoir, en l’occurrence, par une interdiction de profiter de ce monde sans faire de bénédictions.

Et c’est selon ce paradigme, de hïouv et shelila, que s’éclaire selon Rachi la distinction entre les deux cas de bénédictions. Pour celui relatif à la mistva, du fait qu’il y a une obligation de la faire, l’on ne peut s’y soustraire en prétendant ne pas faire la mitsva, puisque la loi l’y exige. Et c’est pour cette raison qu’un juif peut se constituer garant pour l’autre, et la réciter à sa place, y compris si lui s’est déjà acquitté du commandement. Tandis que pour ce qui est des bénédictions liées aux profits terrestres, il n’y a en réalité aucune obligation de la faire a priori. Car, si l’homme ne profite pas des biens terrestres, il n’est tenu par aucune obligation. L’on ne peut donc dans ce cas endosser l’obligation d’un autre, qui n’en est une, que du fait que cette personne décide de manger. Par conséquent, l’autre ne peut pas se constituer garant d’une obligation qui ne s’impose pas a priori. Le lien s’opère uniquement si les deux participent au repas, à savoir qu’ils ont la même obligation, de rendre grâce à Dieu pour profiter des bienfaits de ce monde. Ainsi, cette obligation, n’existe-t-elle que par la négative. Ce qui est frappant c’est de constater que le Rachi en question ne fait que quelques mots, et c’est donc par le génie de la concision propre à Rachi qu’il nous ouvre à une conceptualisation de cette Halakha d’une manière si subtile.

Trop de Brisk tue la méthode brisk

Toutefois, en dépit du génie indéniable de l’approche briskienne, de la réelle révolution que cela a pu apporter aux études talmudiques, notre expérience personnelle, ajoutée au fait d’avoir côtoyé de vrais maîtres, nous a révélé les limites d’une telle démarche. Pour notre part, une telle approche conceptuelle ne vaut qu’une fois qu’on a d’abord saisi le sujet étudié, dans sa cohérence interne. Le fait de vouloir résoudre des contradictions ou d’expliquer le fondement des discussions halakhiques s’avèrent pertinent que si au préalable on peut prétendre à une compréhension limpide du sujet. Sinon on tombe très vite dans du prémâché, dans de la facilité outrancière. R. Haïm ainsi que ses disciples pouvaient utiliser cette méthode en tant qu’ils avaient la connaissance nécessaire pour ça. Mais à y voir de plus près, en l’occurrence de nos jours, dans le monde de l’étude de la Torah, une telle approche relève d’une paraisse intellectuelle. Trop de Brisk tue la méthode Brisk.

Il fut une époque où nous écrivions nous aussi des leçons talmudiques, à notre faible niveau nous élaborions à notre tour du pilpoul notamment sur le Rambam. Mais nous n’avions recours à cette approche, dite de hakira, ou des fameux deux dinim, que par parcimonie, par défaut de pouvoir expliquer le sujet d’abord d’une manière interne à la logique première du texte. C’est ainsi que nous préférons largement qu’une leçon talmudique permette une articulation afin d’apporter une meilleure connaissance du sujet et de ses notions complexes, que d’entendre tout de suite un Rosh Yéshiva sauter sur l’occasion de proposer un hidoush, une nouveauté dans l’étude. Si l’idée de faire du hidoush, est fondamentale à l’étude, le Baal hatanya l’érige comme une loi, dans ses lois d’étude de la Torah, le hidoush ne peut avoir de sens que s’il s’inscrit dans une logique où la compréhension du texte, avec ses commentaires principaux ; Rishonim et ses grands Aharonim s’avère absolument maîtrisée. Sinon notre hidoush risque de contredire des passages entiers du Talmud, en lien avec le sujet.

Ajoutons ce que m’a dit mon Maître le rav Grosberg un des plus grands spécialistes du Rogachover, mort en 2000, son estime pour la méthode Brisk et globalement Lithuanienne, n’était pas à discuter, il éprouvait une admiration sans bornes, mais il déplorait devant moi, le fait d’avoir totalement occulté les méthodes polonaise, hongroise, hassidique, allemande etc.. Et de par mon expérience j’ajoute la richesse des méthodes séfarades du limoud, qui tout en étant moins connus n’ont rien à envier à celles du monde ashkénaze. On constate malheureusement cette tendance que dès qu’on a saisi à peine trois lignes de Talmud on saute tout de suite sur le Kovets Shiourim, sans même avoir pris le temps nécessaire à la compréhension du sujet, afin d’être suffisamment armé pour saisir la subtilité du Rav Wasserman[19]. Comment en effet faire du Brisk sans savoir lire un Maharsha ? Comment entrer dans les arcanes de la magie briskienne, comprendre la révolution de l’héritier de Wolhozine, si l’on a aucun moyen de comparaison ? Un jour je suis rentré dans une yéshiva j’avais en main le Helkat Yoav, que j’ai cité plus haut, un élève de la yéchiva a pris le livre, et après l’avoir consulté m’a demandé de quelle yéshiva Lithuanienne est l’auteur ? Qu’elle n’a pas été sa surprise d’apprendre qu’il était un hassid. Je pourrais multiplier les exemples sur l’ignorance abyssale qui règne dans le monde des yéshivot sur les diverses méthodes d’études et sur la richesse de l’enseignement rabbinique. En cherchant à se cantonner qu'à la seule méthode lithuanienne et Brisk en particulier on fait écran à toutes la richesse et l’immense diversité des courants d’études rabbiniques. 

Pour conclure, la révolution qu’a apporté R. Haïm dans le limoud, est un édifice de rigueur, une réelle délectation de l’esprit, et j’ose dire d’une beauté musicale absolue, mais c’est comme une bonne liqueur, à jouir avec modération. Apprendre surtout avant de s’y lancer, d’être capable de lui offrir un cadre, c’est à dire de construire sa propre sougya dans une harmonie absolue à la fois du texte étudié mais aussi en tenant compte de la richesse des commentateurs. C’est uniquement de cette manière qu’on pourra voir « la couronne d’indépendance » du génie Brisk pour paraphraser son petit-fils le Rav JD Soloveichik, dans son fameux Homme de la halakha.




[1] Figure prédominante du judaïsme rabbinique, R. Haïm Soloveichik. Après sa mort, une fine partie de ses commentaires analytiques sur le Mishneh Torah de Maïmonide ont été publiées sous le nom de ‘Hidouché Hagra’h.
[2] Nous en avons déjà touché un mot dans un article précédent.
[3] Commentaire sur le Sefer Hahinou'h, ouvrage qui traite des 613 Commandements de la Torah. Ouvrage attribué par erreur à R. Aharon Halévi (mort vers 1300) mais qui fut plus vraisemblablement un de ses contemporains Le Minhat Hinoukh constitue une véritable encyclopédie de la Halakkha et du Talmud.
[4] Littéralement « recherches », il s’agit en l’occurrence d’énoncer deux voir plus angles de vue sur un sujet, et de montrer en quoi chaque angle apporte une réelle incidence à la fois sur sa compréhension, et aussi sur ses conséquences pratiques dans la Halakha. Une telle méthode permet de résoudre une infinité de contradictions. Nous disons souvent pour illustrer avec le monde profane, que la hakira est au Talmud ce que l’équation est aux mathématiques.
[5] Allusion à Joseph vice-roi d’Égypte, pour faire écho au prénom du Génie de Rogachov. Il s’agit du verset de la Genèse « Celui qui découvre les choses enfouies » (41, 45), dit par Pharaon à propos de Joseph, lorsqu’il lui interpréta ses rêves, et qui sied en tout point à l’œuvre de Rosen.
[6] Littéralement opposants. Appelés ainsi du fait de leur opposition au hassidisme, et même si cette polémique était déjà bien estompée depuis bien longtemps avant R. Haïm, ce terme a été conservé afin de distinguer les courants.
[7] À ce sujet il est intéressant de noter ce que me disait mon maître le Rav Grosberg, avec un ton non dénué d’humour, qu’il est frappant de constater que le premier Rabbi de Habad, auteur du fameux Shoulhan Aroukh ha-Rav, était un Lithuanien pur et dur. Par Lithuanien il faut entendre, pas uniquement un lieu géographique, mais que son approche de l’étude était lithuanienne par opposition à la méthode hassidique. Ceci en dépit du fait qu’il était le premier Rabbi de la dynastie hassidique de Loubavitch. Ce n’est pas pour rien qu’il a été appelé dans l’ensemble du monde ashkénaze, incluent les courants dits des mitenaguedim, Le Rav. On peut même dire qu’il a été d’une influence significative pour les courants opposants au hassidisme, et ce, bien plus qu’un Gaon de Vilna, dont il est très difficile de cerner le lien d’influence qu’il a pu avoir au travers sa méthode d’enseignement talmudique dans les différentes écoles qui se revendiquent pourtant de son nom. Sujet qui mériterait une thèse à part.
[8] Passage du Talmud qui constitue un sujet en soi.
[9] Soloveichik, Joseph Dov (1903-1993) : Talmudiste et philosophe, né à Pruzhan (Pologne), petit-fils du célèbre R. Haïm Soloveichik, rabbin de Brisk (Brest en Biélorussie). Initié aux études juives dès son plus jeune âge, il devint l’un des plus illustres érudits de son temps. Il poursuivit des études de mathématiques, de sciences physiques, et plus particulièrement de philosophie à l’université de Berlin : il fut fortement influencé par Kant, George Natorp et Herman Cohen. Après son mariage, le rabbin Soloveichik rejoignit les États-Unis en 1932 et dirigea la communauté juive de Boston. Fidèle à la tradition familiale de l’enseignement talmudique, il sut merveilleusement concilier l’enseignement traditionnel avec ses grandes connaissances philosophiques. Ses œuvres, certes peu nombreuses, ont très vite attiré l’attention. Citons deux ouvrages (parus aussi en langue française), L’homme de la Halakha (Israël, Eliner, 1981) et Le croyant solitaire (Jérusalem, Organisation sioniste mondiale, 1978).
[10] Quatre lectures talmudiques – Éditions de Minuit – Introduction.
[11] Littéralement : les premiers, appelés ainsi pour les différencier des A’haronim, les dernier, époque qui fait suite à la précédente. On peut débuter la période des Rishonim avec R. Isaac b. Jacob Ha-Cohen Alfassi, le Rif (1000-1090), premier des trois piliers de la Halakha, qui clôt la période des Gaonim et inaugure celle des Richonim. Période qui se termine, vers le XVIe siècle, avec R. Joseph Caro (1488-1575), auteur du Shoul’han Aroukh (la table dressée, code de lois religieuses par excellences). On considère Joseph Caro comme celui qui conlut la période des Rishonim et ouvre celle des A’haronim.
[12] On peut le constater aussi de ses drashot, (sermon), œuvre plus philosophique, et dont la proximité avec la halakha, marque toute son œuvre. Par ailleurs qu’il existe aussi le Hidoushé ha-Ran sur le Talmud mais certaines parties de son commentaire ne sont pas de lui mais nous viennent de ses contemporains.
[13] Ce petit article manque malheureusement d’espace pour en apprécier la pertinence au travers de quelques exemples.
[14] Sur ce point, paradoxalement Maïmonide s’avère beaucoup plus proche que la méthode des Gaonim que Rachi, tel qu’on peut le voir dans les quelques fragments de son commentaires sur le Talmud qui sont parvenus jusqu’à nous, comme son commentaire sur le traité Rosh Hashana.
[15] Incluant donc toutes les bénédictions de profits.
[16] Autrement dit si l’on mange nous-même.
[17] Sans oublier le bircat ha-mazon (les actions de grâce d’après le repas) qui elles relèvent d’un commandement de la Torah.
[18] Talmud (Berachot 35, a-b) et Rachi
[19] R.Elhanan Vasserman (1875-1941), fusillé par les Nazis, il était l’un des plus illustre disciple de R. Haïm qu’il cite dans ses livres « mon maître mon  rabbi ». Le Kovets Shiourim, est un classique du monde des yéchivot, certainement l’un des plus utilisé.

R. Haïm Soloveichik (1853-1918) Le Rav de Brisk (I)

R. Haïm Soloveichik (1853-1918)
Le Rav de Brisk[1]


« Le chemin des justes est comme la lumière de l’aurore, il va en augmentant jusqu’en plein jour. »
(Proverbes 4, 18)

« Mon père, paix à son âme, m'a raconté qu'il lui confia un jour: “Moshé, ne crois surtout pas que je sois un homme bon. Par nature, je suis plutôt mauvais. La bonté est à conquérir. Il faut se faire violence pour l'acquérir. J'ai dû travailler très dur pour extirper de mon cœur toute trace de cruauté. »
R.J.D. Soloveichik



Il est des personnalités d’une telle envergure qu’il est aussi difficile de dire dans des mots, l’originalité qui est la leur, qu’expliquer l’odeur d’un parfum ou la saveur d’un met gastronomique. Le Rav de Brisk était l’un de cela. On peut dire sans exagérer qu’il a apporté au Talmud ce qu’Einstein a amené à la science.

Ce n’est pas tant dans la quantité du savoir qu’il faut chercher le génie de ce Maître d’Israël mais dans sa subtilité intellectuelle hors du commun, et dans sa finesse d’analyse telle qu’il n’existe quasiment pas équivalence dans le monde de la Torah. Non que l’univers du judaïsme ne compte pas quantités de sages qui ont marqué la pensée juive, par la profondeur de leurs enseignements, mais juste qu’ici nous avons affaire à une méthode d’approche entièrement novatrice et pour le coup révolutionnaire. Un de mes maîtres, Moshé Grosberg[2], m’a dit un jour, que du fait de la concision et la précision des écrits du Rav de Brisk, il est impossible de résumer sa pensée, aucune adaptation ne saurait en effet restituer la quintessence de son propos. Résumer c’est déjà trahir.

À l’instar d’un Maïmonide qui a définitivement marqué la pensée juive, R. Haïm a catégoriquement changé la manière de concevoir la pensée Rabbinique. Ce n’est pas pour rien qu’il a tant influencé le monde des yéchivot[3], et pas uniquement celle de Brisk ou lithuanienne, les écoles hassidiques, et même séfarades aussi, ont été marqué par son emprunte.

En générale lorsqu’on commente un texte que ce soit du Talmud, de Maïmonide, de Rachi etc… c’est avant tout le contenu du sujet qu’on cherche à expliquer, de tel sorte que ça ne fait pas une grande différence que ce même propos ait été prononcé par l’un ou l’autre des commentateurs. Pour R. Haïm, en revanche, ce qui compte en premier lieu c’est le lien intrinsèque entre le propos et la perspective globale de son auteur. Ainsi lorsqu’il commentait un texte de Maïmonide, de Rachi, ou d’un Maître du Talmud, cela permettait non seulement de saisir le propos en lui-même mais aussi son lien intrinsèque avec son auteur : « ses paroles sont dignes de celui qui les a dites »[4].

À ce sujet, R. S.J. Zévin (1890-1978)[5], parlant de R. Haïm, raconte, qu’un jour, alors qu’il donnait une leçon talmudique, un des participants le questionna, en s’appuyant sur le commentaire des Tossafot[6]. Le Rav de Brisk affirma sans détour qu’aucun texte des Tossafot dit ce que soutient son contradicteur. Qu’à cela ne tienne ; on consulta le livre et il s’avéra que R. Haïm avait raison, son interlocuteur avait tout simplement mal compris le passage en question. Une fois le calme rétabli, R. Haïm dit à l’assemblée : « Ne croyez pas que je sois si érudit au point de savoir par cœur non seulement l’intégralité de ce que disent les Tossafot, mais que je puisse aussi déterminer avec certitude ce qu’ils ne disent pas ! Non. Ce que je sais, en revanche, c’est que, tel que l’a formulé mon contradicteur, il est impossible que les Tossafot aient pu dire une telle chose »[7].

La vraie connaissance n’est pas quantitative, il ne s’agit pas d’ingurgiter des livres, « tel un panier plein de livres »[8], pour être un érudit. Ce qui est exigé c’est de saisir intimement la pensée de l’auteur, au point d’être capable de le faire parler y compris là où il ne s’est pas exprimé. Qui mieux que le Rav de Brisk pouvait saisir intimement comment s’expriment les Tossafot et par conséquent pouvait affirmer sans risque que ce que rapportait son contradicteur en leurs noms ne pouvait avoir été dit tel quel.

Nul ne meurt à cause d’une question

Avant R. Haïm, l’étude participait du questionnement. Toute question, que ce soit dans le fait de relever les éventuelles contradictions des textes du Talmud, ou d’opposer les différentes interprétations des commentateurs, exigeait une réponse. Si l’on prend les questions que les Tossafot opposent à Rachi, ou celle de R. Avraham b. David, le Ravad, (1120-1199), dans ses gloses, à l’encontre du Mishneh Torah de Maïmonide, la méthode classique se cantonnait a réhabiliter le commentateur incriminé de ses contradicteurs.

N’étant pas adepte des questions, « nul de meurt à cause d’une question » disait-il, R. Haïm percevait les limites d’une telle démarche. Si, en effet, chaque réponse permet de restituer l’opinion d’un commentateur, celle-ci appellera nécessairement une nouvelle question. Il s’agira alors de nous interroger sur les raisons qui font que l’autre opinion, alors même qu’il n’a pas fermé la porte des réponses, ne s’en contente pas et préfère rester en opposition. Et une fois qu’on aura compris pourquoi on pourra continuer à poursuivre ce débat à l’infini ! Ce n’est pas pour rien qu’on dit communément que là où il y a deux juifs on n’a pas encore fini de recenser les opinions.

Aussi plutôt que de s’acharner à trouver des réponses à toutes les questions, il est beaucoup plus pertinent de revenir au fondement même du sujet étudié afin de bien cerner à partir de quel concept repose leur discussion. Revenir au concept du sujet étudié, permet non seulement de placer chaque opinion dans la perspective qui lui est propre, mais en plus légitime chaque avis selon l’approche qui est la sienne.

On comprends maintenant pourquoi un homme comme R. Haïm, pour qui tout participe de la rigueur intellectuelle absolue, et dont chacun de ses mots était minutieusement compté comme des perles rares, se sentait à l’étroit dans une telle démarche, qui selon lui manquait singulièrement de pertinence, et relevait tout simplement du pilpoul futile.

Ainsi, lorsque le Ravad questionne Maïmonide, pour reprendre cet exemple, ses questions ne valent que du fait de sa propre manière de concevoir le sujet, et en ce sens il est normal que, vue de sa fenêtre, il se soit posé cette question[9]. Tandis que pour Maïmonide, du fait de son système de penser, une telle question n’a absolument pas lieu d’être.

C’est donc le principe même de la question, qui, avec R. Haïm, prenait radicalement une tout autre dimension ; en lieu et place de produire une confusion, celle-ci se transforme en élément de compréhension permettant de saisir le sujet dans toute son acuité. Il n’est pas nécessaire d’expliquer l’avantage d’une telle approche, qui nous montre à quel point il est vain d’opposer une opinion à une autre, mais au contraire tenter de placer chacune d’elle selon sa propre perspective, et rendre ainsi la compréhension du sujet beaucoup plus limpide et lisible qu’elle n’y paraît.

Avant de finir sur ce chapitre donnons la parole à son petit fils, au sujet de la spécifique méthode d’étude de son grand père, qu’il compare à l’application des sciences mathématiques :

 “La méthode de R. Haïm dans le domaine de la Halakha, qui ressemble étrangement à l’application des sciences mathématiques au monde réel. […] Cet univers physique purifié et débarrassé des scories de la sensualité, est le domaine de la connaissance scientifique, […]. Le savant a doublé le processus cosmique et a créé face au phénomène original un corrélatif idéal. R. Haïm a procédé de la même manière en ce qui concerne la Halakha. […] Ses règles sont […] des idéaux normatifs, comme ceux de la pensée logico-mathématique. […] Seule la norme idéale sur laquelle se fonde la Halakha peut-être légitimée, […] sur le principe qu’il est impossible de pénétrer l’univers de la Halakhah par d’autres moyens de connaissance, fussent-ils les plus approchants. La Halakhah ne se comprend pas par les formes de la pensée historique, politique et sociologique,


ni même par les canons de la pensée morale ou les sentiments piétistes. L’orientation et la réflexion hilkhatiques sont dictées par des idéaux qui lui sont propres. En un mot, il rendit à la Halakhah sa couronne, la couronne de l’indépendance absolue. 

Prenons pour exemple, les contrats dans la Halakhah. Avant R. Haïm, ce sujet se comprenait d’une part à partir de principes techniques de rédaction et de signature, […] et d’autre part en se fondant sur les réactions et les conduites psychologiques généralement admises. Que fit R. Haïm ? Il s’efforça de formuler le sujet d’une façon conceptuelle : dans ce but, il déplaça le point de vue technique du centre du sujet, et à sa place introduisit des données idéales et des constructions abstraites, provocant ainsi une transformation radicale dans l’étude de ces dispositions. Le contrat perdit son caractère concret pour devenir un pur objet de l’esprit. […].

Voici un autre exemple. Les lois concernant la prière, […] et les bénédictions […] qu'en était-il avant R. Haïm ? Qui étudiait ces lois ? […] Alors intervint la grande révolution de R. Haïm. La prière cessa d’être un simple problème technique (faut-il ou non recommencer telle prière) ou un objet d’enthousiasme de piétistes (recherche d’allusions sur les caractéristiques divines) pour devenir un système de notions hilkhatiques, résultat d’un vaste projet axiomatique. Une large action de réflexion hilkhatique, des pensées hautement abstraites, une définition rigoureuse et une formulation précise, se développèrent alors. Des catégories nouvelles, des concepts jamais entendus, sortent du fonds secret de la Halakhah. »

R. J. D. Soloveichik “L’homme de la Halakha” (P. 154 -157)


2. Le génie intellectuel ne vaut que s’il est au service de l’autre

La seule raison d’être de l’homme est de se rendre utile aux autres, dans tout ce qui est en son pouvoir.
R Eliahou, le Gaon de Vilna (1720-1797)

Mais tout ce qui vient d’être dit ici au sujet de R. Haïm ne vaut que du fait qu’il a su l’exprimer jusque dans son comportement à l’égard de l’autre.

Si la pensée façonne l’individu et le fait vivre, l’étude de la Torah éveille à son tour à une réelle jouissance, au sens le plus intime du terme, selon l’expression du psalmiste : « Mais qui trouve son plaisir dans la Torah de l’Eternel, et qui médite dans sa Torah jour et nuit » (Ps 1, 2). « Au départ la Torah est appelé au nom de Dieu, disent les sages, mais une fois que l’homme l’a méditée, elle pénètre son propre domaine et peut alors s’appeler en son propre nom[10].

Pour autant il n’existe pas d’étude sans action ; « Ce n’est pas l’étude l’essentiel mais l’action qui en découle » (Avot 1, 16), en ce sens, tout étude qui ne mène pas à l’action désincarne l’être humain de toute relation entre la connaissance et lui-même, la relation avec l’objet du savoir ne devient charnelle que si justement elle exprime quelque chose qui se relie à la conduite de l’homme jusque dans les moindres détails de la vie : « Dans toutes tes voies reconnais-le, et lui dirigera tes chemins. » (Pr 3, 5), c’est ici, dit le Talmud, que se situe toute la substance de la Torah. (Berachot 63, a), à savoir connaître Dieu jusque dans les choses les plus futiles de la vie courante. C’est donc dans sa relation à l’autre, que s’exprime de la manière la plus aboutie la quintessence de la connaissance de la Torah. Ainsi disent les sages :

« Si un homme, étudiant la Torah, est honnête dans son comportement, digne et respectueux envers ses semblables, les gens diront de lui : “Heureux cet homme, qui étudie la Torah et ses maîtres qui l’ont enseignée ! Voyez cet homme qui a étudié la Torah : comme ses voies sont belles et sa conduite parfaite.” Mais si un homme étudiant la Torah, a une conduite indigne, manque de respect envers ses semblables et fait preuve de malhonnêteté dans les affaires, on dira de lui : « Malheur à cet homme qui a étudié la Torah, malheur à ses maîtres ! Heureux sont ceux qui n’étudient pas la Torah, car voyez la conduite de ceux qui ont étudié, comme leurs voies sont corrompues. ».
Talmud (Yoma 86, a)

R. Haïm était certes un gaon, dans l’étude de la Torah, au point de faire un avec elle, mais c’est surtout dans son savoir vivre, qui précède la Torah[11], que cette dimension s’est manifesté dans toute son acuité. C’est à cette cause-là qu’il investit tout son génie, il mettait littéralement toute sa subtilité intellectuelle au service des autres, allant du plus grand des sages au plus insignifiant des hommes.

Quelques exemples :

1. Lors de la Première Guerre mondiale, face aux souffrances endurées par les juifs de l’époque, un homme s’adressa au Rav de Brisk en ces termes : « Si seulement cette guerre pouvait hâter l’heure de la délivrance messianique, peut-être que ces morts en vaudraient la peine ! » R. Haïm lui répondit : « Mieux vaudrait que plusieurs délivrances soient repoussées, et qu’aucune vie ne soit perdue ! » Puis il ajouta : « Si, pour que le Messie vienne, il faut recourir au sacrifice ne fût-ce que d’une seule vie humaine, il vaudrait mieux alors qu’il ne vienne pas ! Comment, en effet, la délivrance messianique peut-elle faire exception au principe qu’une situation de danger de mort repousse toute la Torah ? »

2. Son fils R. Isaac Zeev (1886-1960), mentionne dans son livre[12] que, selon la Halakha, si une personne est malade le jour de Kippour, elle doit manger moins que la quantité d’une datte et attendre un certain temps avant de continuer à manger. Tandis que son père préconisait que le malade mange jusqu’à ce qu’il n’ait plus faim. Puis, ajoute-t-il : Lorsqu’on lui reprocha son laxisme dans l’application des lois de Kippour, R. Haïm répondit : « Je ne suis pas laxiste dans l’application des lois de Kippour, mais sévère dans celle des lois de la vie humaine. »

3. Sa maison était réputée pour être le lieu d’accueil par excellence de tous les sans abris, au point que le mot d’ordre était de ne jamais déranger quiconque venu s’abriter sous son toit. Un jour, alors qu’il était plongé dans son étude, il entendit, depuis son bureau, des cris provenant de son propre salon. Il sortit afin de s’enquérir de ce qui se  passait, son épouse lui expliqua, qu’un des visiteurs avait dérobé une boite de tabac en argent d’une grande valeur, mais qu’il refusait de nous laisser vérifier le contenu de son sac. R. Haïm exigea de le laisser partir et interdit catégoriquement quiconque d’ouvrir ses affaires personnelles. Une fois l’homme partit, et le calme revenu, R. Haïm expliqua a ses proches les raisons de son attitude pour le moins surprenante : « Si j’avais l’ombre d’un doute que cet homme a bien dérobé cette boite de tabac, peut-être aurais-je alors autorisé à ce  qu’on vérifie ses affaires, mais maintenant je suis sûr que c’est bien lui le voleur, comment puis-je lui faire un tel affront ? ». « Il est préférable, disent les sages, de se jeter dans une fournaise de feu plutôt que d’humilier son prochain en public ». (Baba Metsya 59, a). C’est certainement cette sentence talmudique qui animait R. Haïm dans son comportement à l’égard de cet indigent, et ainsi il ne saurait y déroger.

La démocratie incarnée

Nous pourrions multiplier les exemples, mais pour finir je ne résiste pas à l’envie là encore de donner la parole à son petit fils, qui su si bien témoigner de la simplicité du Gaon jusque sa conduite avec les petits enfants :

« Malgré son autorité et ses dons intellectuels, rabbi Haïm était un homme sensible à l'humeur changeante. Quand il était saisi d'émerveillement, il était tout joie ; quand il succombait à l'accablement, il était tout tristesse. Parfois, il résistait comme un chêne ; parfois, il se montrait souple comme un roseau. Il était plein de contradictions et d'antinomies.
Rabbi Haïm n'avait pas d'emploi du temps déterminé. Il ne mangeait ni ne priait jamais à la même heure. Il ne s'habillait pas en rabbin et nul ne le reconnaissait quand il prenait le train. Il n'attendait pas qu'on le salue pour saluer les autres et il gratifiait chacun d'un « bon shabbat ».
On pouvait le voir souvent jouant au milieu d'une ribambelle d'enfants : il faisait le cheval tandis que ses petits compagnons tiraient sur les pans de sa tunique en criant : « En avant! » On allait le voir en toute liberté car il était la démocratie incarnée.On ne pouvait dire de lui qu'il fut particulièrement conséquent, discipline ou organisé.
Rabbi Haïm avait acquis seul sa puissante et géniale intelligence, presque sans maître ni rabbin, et accompli, toujours par lui-même, sa grande révolution méthodologique dans l'étude de la Halakha. Sa générosité et sa chaleur étaient le fruit d'un acte de volonté intérieure.
 Mon père, paix à son âme, m'a raconté qu'il lui confia un jour: « Moshé, ne crois surtout pas que je sois un homme bon. Par nature, je suis plutôt mauvais. La bonté est à conquérir. Il faut se faire violence pour l'acquérir. J'ai dû travailler très dur pour extirper de mon cœur toute trace de cruauté.» (Yémei Zikaron, p. 78-79)

J’espère dès que possible ajouter d’autres éléments afin de mieux saisir la grandeur de ce Maître d’Israël ! Et pourquoi pas vous en faire découvrir d’autres.


[1] Figure prédominante du judaïsme rabbinique, R. Haïm Soloveichik. Après sa mort, une fine partie de ses commentaires analytiques sur le Mishneh Torah de Maïmonide ont été publiées sous le nom de ‘Hidouché Hagra’h.
[2] J’ignore aujourd’hui s’il est encore de ce monde, à l’époque où je l’ai connu, en 1990, il avait 68 ans. Moshé Grosberg est l’auteur de plusieurs ouvrages sur R. Josef Rosen (1858-1936) appelé le génie de Rogachov, qui lui aussi constitue une classe entièrement à part dans le monde des études juives. Je verrais à en toucher un mot à une autre occasion.
[3] Instituts d’études Rabbiniques.
[4] Expression fréquentes dans les textes rabbiniques.
[5] Sur tout ce sujet, Cf. S.J. Zévin (1890-1978) dans Yishiim Véshitot (Les Personnalités et leurs courants de pensées).
[6] Commentaires classiques sur le Talmud, composés par des sages originaires de France, à partir des élèves et descendant de Rashi (XIIe-XIVe siècles). Les Tossafot (Tossaphistes) sont publiés en marge extérieure des pages du Talmud des éditions traditionnelles.
[7] Yishiim Véshitot p. 47.
[8] Talmud (Méguila 28, b). Cf.  le commentaire de Rachi : « c’est comme un panier qu’on a rempli de livres qui ne comprends pas le contenu ».
[9] Ceci est d’autant plus vrai que nous disons, précisément à propos du Ravad, que lorsqu’il ne dit rien sur le texte du Mishneh Torah, c’est qu’il devait certainement partager l’opinion de Maïmonide.
[10] Talmud (Avoda Zara 19, a)
[11] Midrash (Lévitique Rabba 9, 3).
[12] Dans son commentaire sur le Mishneh Torah (lois relatives au jour du jeûne de Kippour).