samedi 14 mai 2011

Le mal et la souffrance

Résumé de mon intervention du Samedi 22 janvier
à L'Institut de Science et de Théologie des Religions (ISTR)

« Si Dieu existe j'espère qu'il a une bonne excuse »
Woody Alen

Si les religions ont tenté de répondre à la protestation du mal par l'annonce du « Royaume de Dieu », le Judaïsme pour sa part ne saurait se contenter d'un tel argument, car s'il y a lieu d'interroger Dieu sur la souffrance humaine, c'est de l'intérieur de la foi que la question se pose et jamais de l'extérieur.
C’est ainsi que pour la Tradition Juive ce sont d’abord les plus grands croyants qui ont protesté contre Dieu, allant d’Abraham avec son fameux « le juge de toute la terre n’appliquera-t-il pas la justice » (Genèse 18, 25) en passant par Moïse qui dit à Dieu après avoir été mandaté pour faire sortir d’Israël d’Égypte : « Pourquoi fais-tu autant de mal à ce peuple ? Depuis que je me suis présenté à Pharaon pour parler en ton nom, le sort de ce peuple a empiré alors même que tu n’a toujours pas sauvé ton peuple » (Exode 5, 22-23), sans oublié Job, dont l’ensemble de l’œuvre constitue un plaidoyer qui légitime l’homme dans sa question à l’encontre de Dieu. En ce sens pour le Judaïsme si Dieu est « juge de toute la terre » l’homme aussi peut à son tour se placer en « juge » de Dieu. C’est pourquoi cette question n’a de pertinence que si elle est posée de l’intérieure même de la foi, un athée ne peut que se contenter de soustraire Dieu de l’Histoire et par conséquent de toute responsabilité face aux malheurs des hommes pour justifier son athéisme, tandis que le croyant ne pourrait se risquer à une telle proposition que s'il prétendait exclure Dieu de l'histoire, ce qui finalement reviendrait au même.
Car si je suis croyant je ne peux me satisfaire d'un Dieu absent dans l'histoire et encore moins d'un Dieu uniquement transcendant qui n'a d'autre qualité pour affirmer Sa Grandeur que celle de sa toute puissance ; laquelle s’exprime dans les Hauteur, à savoir dans un royaume qui échappe entièrement à la réalité des homme. C'est en ce sens que Hans Jonas, dans « Le concept de Dieu après Auschwitz », écrit : « Si le concept de la toute puissance de Dieu ne peut coexister avec celui de sa « toute-bonté », après Auschwitz, on est obligé, pour ne pas l’abandonner, de le repenser à partir d’un autre regard. Si Dieu ne peut tout régler face à la souffrance de l’homme, c’est parce qu’Il est lui aussi souffrant. »
Le Talmud (Berachot 9, b)[1] voit dans la réponse de Dieu à Moïse lorsqu’il l’interrogea devant le buisson ardent, après avoir été mandaté par Dieu d’être le libérateur d’Israël : « S’ils me disent : quel est son nom ?, que leur dirai-je ? » (Ex. 3, 13) – « Je Suis celui qui est » – l’affirmation de cette relation intime. « Par ces mots, le Saint, béni soit-Il, dit à Moïse : “Va dire à Israël que j’étais avec vous pendant cet esclavage.” “Avec lui, je suis dans la souffrance” (Ps 91, 15) ». Ainsi Dieu n’avait pas oublié le peuple d’Israël, il était là présent. Cette humiliation que subissait Israël était aussi la sienne. « Toute leur souffrance est une pour lui » (Isaïe 63, 9)
Ce principe du Dieu souffrant est présent dans les sources les plus représentatives du Judaïsme, et que, en effet, si le seul Dieu pour lequel il vaut la peine d'y croire est immanent, à savoir qu'il est indéniablement présent dans l'Histoire, c'est que forcément cette immanence n'est pas là pour régler la question du mal mais pour être présent avec l'homme qui souffre, au point de souffrir avec lui, à l'instar des propos du Talmud (Méguila 31, a) : « C'est là où tu trouves la grandeur de Dieu, que tu trouves son humilité ».
Par conséquent il est clair que pour le Judaïsme la théologie de la souffrance n’est pas celle de la réponse, qui, quoi qu’on dise viendrait après coup justifier l’inacceptable, mais celle de la question, et c’est justement de l’intérieur de la foi que cette question résonne en nous. C’est aussi ce que dit Élie Wiesel, reprenant un échange qu’il a eu avec le fameux Rabbi de Loubavitch, M.M Schneersohn (1902-1994), pour justifier sa position en rapport à Dieu après Auschwitz, que jamais il ne s’est placé à l’extérieur de la foi dans son cri de révolte contre Dieu face aux événements de l’Histoire.
Je finirais par ce témoignage, je devais avoir moins de quinze ans, je discutais avec un rescapé des camps de la mort qui me racontait avec ses mots ce qu’il avait vécu, puis il me dit « comment croire en Dieu après tout ça ? Aucun Dieu n’aurait laissé faire ça ? » Du haut de mes quinze ans, je savais alors en mon fort intérieur, qu’une telle interrogation, venant d’un homme ayant vécu tant de choses, n’a pas à recevoir de leçon de quiconque, et qu'il faut se contenter d'entendre le cri de douleur de ce monsieur. Puis il me parla des Nazis de leur cruauté infâme, leur mépris pour tout ce qui porte le Nom d’Humanité et il me dit : « Seuls des gens démunies de foi sont capable d’une telle cruauté sans nom », c’est là que j’ai compris que la question de celui, qui pour manifester sa révolte croit devoir légitimement rejeter Dieu face à l’ignominie, n’est en réalité rien d’autre qu’un cri de douleur venant de la foi la plus intime et la plus intérieure de l’être.
Hervé élie Bokobza
Pour prolonger sur le sujet :
Émile Fackenheim « Présence de Dieu dans l’histoire » (Éd. Verdier, 1980).
Hans Jonas « Le concept de Dieu après Auschwitz » (Rivages – Poches 1994).
[1] Pour une étude plus complète cf. « Israël Palestine, la paix à la lumière de la Torah » (L’œuvre 2008) Parti I « Israël et l'identité juive ».

La folie du prophète

"Le fou n'est pas l'homme qui a perdu la raison. Le fou est celui qui a tout perdu, excepté la raison."

Orthodoxie (Orthodoxy, 1908), Gilbert-Keith Chesterton et Lucien d'Azay, Paris, Gallimard, Coll. Idées, 1984



La prophétie commence, dit-on, là où s'arrête l'intelligence. Parce que le flux divin qui fait le prophète dépasse le rationnel, la prophétie nécessite de transcender l'entendement, d'outrepasser les facultés mentales ou de s'en remettre à l'intuition, voire à la parole spontanée et non maîtrisée.

"Nous avons tous nos fous", disait Élie Wiesel, il nous arrive même de les trouver attachants. Nous tous avons en effet été confrontés à ces diseurs de bonne aventure enclins à nous prédire tout et n’importe quoi jusqu’à annoncer la fin imminente de l’humanité et autres élucubrations semblables. Au-delà de la question de savoir jusqu’où nous devons nous fier à leurs discours, il est pertinent de mettre en lumière le parallèle qui existe entre la folie et la prophétie dans le judaïsme.

La prophétie s’est retirée d’Israël

"À la fin des derniers prophètes bibliques la prophétie s’est retirée d’Israël" (Talmud, Sanhédrin 11, a). Sa manifestation n’a pas pour autant été entièrement abolie : "Rabbi Abdimi de Haïfa a dit : Depuis le jour de la destruction du Temple, la prophétie a été retirée des prophètes et a été donnée aux sages. Est-ce à dire que le sage n’est pas prophète ? En fait, il faut entendre par là que si la prophétie a été retirée des prophètes, elle n’a pas été retirée des sages" (Baba Batra 12, a).

Cependant plus loin nous lisons : "Rabbi Yohanan a dit : Depuis le jour de la destruction du Temple, la prophétie a été retirée des prophètes et a été donnée aux fous et aux enfants" (idem 12, b).

Le fait que la prophétie n’ait pas été retirée des sages, renvoie a priori à l’idée que son mode d’expression participe de la raison. Comment concilier alors le fait qu’elle ait été donnée aux fous et aux enfants ?

Folie et prophétie

À propos de la prophétie, nous disons qu’elle commence là où s’arrête l’intelligence. Lorsque le sage saisit tout ce qui lui a été donné de comprendre à partir de ses capacités intellectuelles jusqu’à parvenir aux limites de la raison, au point que ses facultés mentales ne puissent plus servir de canal à la connaissance, un flux divin vient alors pénétrer sa sensibilité, lui permettant de percevoir des réalités sensibles, en dehors de toute dimension rationnelle (cf. Moïse ben Nahman, Nahmanide (1197-1270) sur Baba Batra (12, a) et d’autres sources). Le terme hébraïque de folie "shtouth" renvoie à l’idée de déviance. Au sujet de la femme sota (soupçonnée d’adultère), le verset dit : "L’homme dont la femme a une attitude déviante [titsé]" (Nombres 5 : 12). Sans rentrer ici dans les catégories morales, cette déviance relève de la folie, shtouth, en tant qu’elle fait sortir l’individu de sa raison : "Un homme ne faute que s’il est possédé par un vent de folie" (Talmud Sota 3, a). Lorsque l’homme transgresse, explique Maïmonide, il est imprégné par ses désirs et ses plaisirs corporels venant de l’imagination, il parvient donc à un autre état que celui établi par la raison. "La raison permet de distinguer uniquement le vrai et le faux. Le bien et le mal, en revanche, ne relèvent que des opinions" (Guide des égarés 1, 2).

En effet : du point de vue de la raison, nous dit Joseph Rosen, le Gaon de Rogachov (1866-1936), l’interdit ne relève pas uniquement de l’ordre du transgressif mais de l’ordre de l’impossible. Par conséquent, aussi longtemps que l’homme n’est pas dominé par ses passions et qu’il est conscient que toute faute risque de porter atteinte à sa qualité d’être humain, il n’est pas sujet à la transgression. Mais dès lors qu’il se laisse gagner par ses passions, pénètre en lui un vent de folie tel qu'il pousse à la transgression au-delà de toute raison (Tsafnat Panéah sur le Guide, ibid.).

Par conséquent, que ce soit la dimension de prophétie ou celle de folie, toutes deux procèdent d’une déviance de la raison. Mais tandis que la folie se manifeste en dehors du champ intellectuel, la prophétie nécessite tout d’abord de passer par un cheminement et un parcours d’évolution mentale et morale, de sorte que l’individu puisse atteindre la réalité prophétique.

C’est pourquoi la prophétie, nous dit Maïmonide, "n’échoit qu’à un homme éminent en sagesse, pleinement maître de soi, ne se laissant dominer à aucun égard par ses passions, mais triomphant sans cesse, par sa raison, sur la partie passionnelle de son être" (Mishnéh Torah, lois des fondements de la Torah 7, 1, cf. Talmud Shabbath 92, a).

Trois catégories d’inspiration prophétique

La prophétie du prophète : le prophète parvient à la réalité prophétique après avoir exploré tout ce qui lui a été donné de comprendre par les outils de la raison, il s’agit donc d’une prophétie qui se situe au-dessus de ses facultés mentales.

La prophétie du sage : il existe une autre catégorie prophétique qui, elle, procède des outils de la raison tels que l’intuition, l’invention, etc. C’est pourquoi, lorsqu’une personne découvre par ses propres recherches ce qui n’est pas donné à tout le monde de percevoir, tel un génie ou un savant, cela participe déjà d’une dimension prophétique. C’est ainsi que le Maharal de Prague commente ce passage du Talmud selon lequel la prophétie a été donnée aux sages : "Qu’importe, nous dit-il, si la prophétie dit l’avenir ou pas, le simple fait de divulguer une chose, y compris sur le plan intellectuel, qui n’est pas connu de tous, attribue déjà à son auteur le prédicat de prophète".

Cela ne contredit en rien le fait que le sage, tout en ayant recours à ses propres facultés mentales, ait pu aussi avoir été inspiré au point de donner à son enseignement un caractère prophétique : "“Ne touchez pas à Mes oints, et ne faites pas de mal à Mes prophètes” (Psaume 105, 15) : “Ne touchez pas à Mes oints” : il s’agit des enfants qui vont à l’école ; “ne faites pas de mal à Mes prophètes” : il s’agit des disciples des sages" (Talmud, Shabbath 119, b).

Un passage du Talmud (Baba Metsia 59, b) rapporte une discussion entre Rabbi Éliézer et les autres sages au cours de laquelle, pour attester de la véracité de ses propos, Rabbi Éliézer fera appel à une voix céleste. Rabbi Josué se verra alors contraint de la rejeter formellement au nom du principe : "elle, [la Torah] n’est pas dans les cieux" (Deutéronome 30 : 12). En effet, puisque les autres sages s’étaient opposés à l’opinion de Rabbi Éliézer, il convient de se fier à la majorité. Nous ne pouvons, par conséquent, tenir compte d’une voix céleste pour trancher la Loi.

Les Tossafoth interrogent ce sujet à partir d’un autre passage du Talmud (Erouvin 13, b) qui donne raison à l’école de Hillel contre celle de Shammaï à partir d’une voix reçue des cieux. Les Tossafoth expliquent que dans le cas précédent, Rabbi Éliézer était opposé à la majorité des sages ; on ne pouvait, par conséquent suivre une voix céleste – fut-elle authentique – pour aller à l’encontre de ce qui a été fixé dans la Torah. Pour le cas de l’école de Hillel et de Shammaï, au contraire, celle de Hillel était majoritaire (Talmud, Yébamoth 14, a). Par conséquent, la voix céleste qui lui donna raison n’était pas contraire à la halakha, c’est pourquoi elle fut retenue.

La prophétie du fou et des enfants : selon les commentateurs, il arrive qu’un homme prononce d’une façon spontanée une chose sans savoir qu’il s’agit d’un oracle ; cette manifestation ne s’est établie ni par sa raison ni même après avoir transcendé les facultés mentales de celui qui la perçoit. Une telle prescience est comparable à une sorte de folie ou d’insouciance, telle un enfant dont les sens intellectuels ne sont pas encore parvenus à maturation, et porte en elle une dimension prophétique : "Si au réveil nous vient spontanément un verset à la bouche, c’est qu’il s’agit d’un semblant de prophétie" (Talmud Berakhoth 57, b). C’est ainsi qu’il était d’usage d’interroger les enfants sur les passages de Torah qu’ils étudiaient à l’école au point de percevoir dans leur réponse une sorte d’oracle (cf. Mishné Torah lois relatives aux cultes des idoles 11, 5).

Ainsi, la prophétie, d’une part n’a pas été retirée des sages dans ce qu’elle a de lien avec la raison et, d’autre part, a été donnée aux fous et aux enfants dans ce qu’elle exprime en dehors du champ intellectuel.


Hervé élie Bokobza

llustration : "Hannah et Shmuel" © Ayana Friedman-Wirtheim.

"Dans mon travail, j'interroge l'engagement de Hannah lorsqu'elle remet son fils entre les mains de Dieu. Alors qu'elle se crut longtemps stérile, quelle mère pourrait offrir le fils qu'elle a finalement pu porter alors même qu'elle pense qu'il sera son unique enfant ? Quant à Shmuel, personne n'a demandé à cet enfant s'il voulait abandonner sa mère pour servir Dieu. Mon travail se lit de haut en bas : 1. Hannah prie en direction d'un ciel qui prend symboliquement l'apparence d'un camouflage pour évoquer les mères qui sacrifient leurs fils à la guerre, tandis que Shmuel tente de se réfugier sur les genoux de sa mère sans obtenir d'attention de sa part ; 2. Shmuel joue avec le manteau de la royauté (de la prophétie) et tente de s'en débarrasser dans un buisson ; 3. Shmuel se soumet à son destin, endosse le manteau de la royauté et quitte la scène."


L'homme est un arbre des champs


- Analogie entre l’arbre et l’homme, en rapport aux deux sortes d’arbres.

L’homme est comparé dans la Torah à l’arbre du champ :

« Lorsque combattant une ville, tu l’assiégeras (…) tu n’en détruiras pas les arbres, (…) c’est d’eux que tu te nourriras, tu ne les abattras point. Est-il homme, arbre du champ, pour être pour toi un assiégé ? Seul un arbre que tu sauras ne pas être un arbre fruitier, tu pourras le sacrifier et l’abattre pour t’en faire des constructions de siège contre la ville qui est en guerre contre toi, jusqu’à ce qu’elle succombe »

Deutéronome 20, 19-20

Le sens premier du verset indique que seul l’arbre qui n’est pas fruitier peut-être mit à profit dans des constructions de sièges contre une ville en guerre. Les arbres fruitiers, en revanche, ne peuvent être utilisés à des fins de combat, car « c’est d’eux que tu te nourriras ».

Lorsque le verset ajoute : « Est-il homme, arbre du champ, pour être pour toi un assiégé ? » [1], il semble, a priori, renforcer les raisons de cet interdit. Ainsi, cette distinction entre les arbres fruitiers — « ilané mahakhal » — et ceux qui ne produisent pas de fruits — « ilané sérék » (arbres stériles) — a été faite en fonction de la relation de l’homme à l’arbre : l’homme n’est pas « arbre du champ » (fruitier) par conséquent il ne peut « être pour toi un assiégé ». L’arbre « stériles », en revanche, est mis en relation par le verset avec l’homme dans une perspective de combat.

Selon cette lecture du texte, l’analogie exprimée entre l’arbre et l’homme dépend du regard de l’homme face à la nature. Ainsi, il ne pourra tirer profit des arbres fruitiers à des fins de combats. Ils sont là au contraire pour les besoins nutritionnels de l’homme. Il nous faut expliquer en quoi cette analogie permet de mieux comprendre la raison de cette loi qui interdit de détruire les arbres fruitiers pour en faire des constructions de siège, alors que le verset avait déjà indiqué que c’est de l’arbre fruitier « que tu te nourriras ».

2 - Les deux lectures de la Genèse relatives à la création de l’homme.

Il existe dans la Genèse deux lectures relatives à la création d’Adam [2] ; dans le premier récit la Torah dit : « L’Eternel créa l’homme à son image, (…) Il les créa mâle et femelle » (Gen. 1, 27). Dans la deuxième lecture il est écrit (2, à partir du verset 7) : « Et l’Eternel Dieu façonna l’homme de la poussière du sol, et il insuffla dans ses narines une âme de vie et l’homme devint un être vivant ».

Parmi les dissemblances visibles dans ces deux récits, (nous nous attarderons sur les différences relatives à la mission que Dieu donne à l’homme) nous trouvons dans la première lecture : Dieu les bénit : “croissez et multipliez ! remplissez la terre et soumettez-la ! ayez autorité sur les poissons de la mer et sur les oiseaux des cieux, sur tout vivant qui remue sur la terre” (Genèse 1, 28). Dans la deuxième lecture, en revanche, la Torah dit : Et l’Eternel Dieu prit l’homme et l’établit dans le jardin d’Éden pour le cultiver et le garder (Gen. 2, 15).

La Torah nous parle, en fait, de deux dimensions de l’être humain : le premier « Adam » est un homme doté de puissance et de pouvoir, qui place toute sa créativité et son inventivité dans le but d’être maître et souverain de la nature. Il est animé d’une intelligence fonctionnelle et pratique pour mener à bien sa raison d’être, à savoir remplir la terre, établir des conquêtes en « homme de guerre » enclin à dominer le monde. Il cherche à contrôler la nature pour assurer sa supériorité, face au reste de la création.

Dieu, va bénir le premier Adam et lui confier la tâche de remplir la terre et de la soumettre, et ainsi acquérir le contrôle de la nature. La nature, est alors créée pour être au service de l’espèce humaine. [Une des raisons que le Talmud (Sanhédrin 38, a) donne au fait que l’homme a été créé en dernier, afin qu’il trouve son repas prêt dès sa venue au monde.] Toute la création existe pour être à son service et lui permettre une condition de vie meilleure. Il est « Adam » dans tous les aspects utilitaires, jusqu’à devenir souverain du monde et de la nature dans les termes du Psalmiste : Tu l’as fait dominer sur les œuvres de tes mains, Tu as tout mis sous ses pieds (Psaume 8, 7).

Le deuxième « Adam » se place davantage comme composant intégrant la création. L’immensité du monde le pousse à s’élever vers le haut. La nature et toute la création sont perçues dans son esprit comme un moyen d’atteindre un but ultime. Le monde constitue pour lui le témoin de la présence de Dieu sur la terre. Il rencontre l’univers dans toute sa diversité et sa grandeur pour y découvrir le divin par la contemplation de la nature. Le Psalmiste, dans une approche démonstrative de la nature, avait si bien exprimé l’immanence de la présence divine : Que sont grandes tes œuvres, ô Eternel ! Toutes, tu les as faites avec sagesse ; la terre est remplie de Tes créations (Psaume 104, 24). Dieu lui donne pour mission de préserver le monde : Dieu l’établit dans le jardin d’Éden pour le cultiver et le garder (Gen. 2, 15), il est garant de la pérennité de la nature.

3 - Les deux catégories d’êtres humains sont nécessaires au projet divin investi dans la création.

Les deux Adam, dont parle la Bible, sont nécessaires à la réalisation de l’homme ; le premier Adam va assurer l’aspect fonctionnel de la création, par les découvertes et la technique, qui vont permettre à l’homme un confort dans l’existence. Tandis que le deuxième Adam va donner un véritable sens à l’histoire humaine, consolider la raison d’être de l’homme dans son rapport transcendant la création.

Les deux catégories d’êtres humains sont complémentaires. Autant le monde ne peut se contenter d’une approche philosophique et contemplative de la création, il lui est nécessaire de mettre à profit le monde et la nature à l’existence. L’homme ne pourrait véritablement se réaliser sans une quête fondamentale de sa raison d’être.

C’est pourquoi, la mission donnée à Adam par Dieu s’exprime dans deux perspectives : dominer la création et soumettre la nature pour améliorer ses conditions de vie, ce qui inclut de se protéger de toutes les agressions et hostilités, et également dans son rapport d’humilité et de responsabilité envers le monde et ainsi se porter garant de la pérennité de la nature. Non pas comme souverain mais comme composant la création même du monde pour la gloire du créateur.

En effet, la mission donnée au premier Adam : croissez et multipliez ! remplissez la terre et soumettez-la ! (Genèse 1, 27) n’est pas exempte de risque. L’homme de tout temps a vécu avec son semblable dans un paradoxe permanent : d’un côté l’autre constitue pour lui une menace, au point qu’il cherche à s’en protéger, se défendre ou se battre, d’un autre côté l’autre répond à son besoin vital de communiquer, de partager la connaissance. Mais la communication n’est pas dénuée de risques ; comment être sûr des réelles motivations de l’autre ? Reconnaîtra-t-il notre place sans éprouver de rivalité, d’aversion, d’hostilité ? Tous sentiments malheureusement à l’origine de tant de conflits humains.

Toute cette dialectique des deux Adam se présente lorsque l’homme s’interroge sur le but ultime de la création, qu’il cherche la finalité de sa raison d’être, afin de savoir si elle s’exprime dans l’illustration du premier Adam où du deuxième. Pour mieux comprendre l’enseignement qu’il ressort de l’étude Biblique des deux Adam, il nous faut revoir le texte biblique au sujet de l’arbre de la connaissance du bien et du mal.

4 - L’arbre de la connaissance du Bien et du Mal.

Une lecture attentive de la Bible nous montre que l’ordre de Dieu de ne pas consommer de l’arbre de la connaissance du bien et du mal s’adresse au deuxième Adam, celui qui a pour mission de cultiver et de garder (le jardin d’Éden). Tandis que le premier Adam, après avoir reçu de Dieu la mission de croissez et multipliez ! remplissez la terre et soumettez-la ! se verra ajouter : Or je vous accorde tout herbage portant graine, sur toute la face de la terre, et tout arbre portant des fruits qui deviendront arbres par le développement du germe. Ils serviront à votre nourriture. (Genèse 1, 29). Le deuxième au contraire reçoit la restriction de ne pas consommer de l’arbre de la connaissance du bien et du mal (Genèse 2, 16-17).

Le deuxième Adam qui a pour mission de garantir et de préserver la nature a par conséquent failli à sa mission en consommant du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Il s’agit pour lui d’une régression au niveau du premier Adam, plus enclin à remplir la terre et la soumettre. Le Midrash nous dit, en effet :

« Et du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin (Gen. 3, 3) R. Zeira dit : du fruit de l’arbre l’arbre, n’est rien d’autre que l’homme, qui ressemble à un arbre, comme il est dit : Car l’homme est l’arbre du champ (Deu. 20, 19). Qui est au milieu du jardin ; jardin, allusion à la femme, qui est comparée au jardin, comme il est dit : Ma sœur épouse est un jardin fermé (Cantique 4, 12). De même que ce jardin, quoi que l’on y sème, il le fait pousser et émerger, ainsi la femme quelque semence qu’elle reçoive, elle conçoit et enfante. » (Pirké de R. Eliezer chap. 21)

Il s’agit là d’un symbole très fort. La consommation de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, renvoie l’homme au rang de dominateur de la nature, et l’éloigne de son but ultime qui est de faire du monde et de la nature un « Jardin en Eden » pour accueillir la divinité. C’est ainsi, comme nous dit le Midrash, que la faute d’Adam a éloigné la présence divine du monde :

Je suis venu dans mon jardin, ô ma sœur, ma fiancée, (…) Mangez, mes compagnons (…) (Cantique des Cantiques 5, 1) « (…) Selon R. Menachem : mon jardin, indique un lieu qui était déjà ma demeure. Ainsi, après la faute d’Adam, la présence divine s’est envolée vers le premier des cieux, comme il est dit : Ils entendaient (Adam et Ève) la voix de Dieu, qui parcourait le jardin (Genèse 3, 8) » (Cantique des Cantiques Rabbah chap. 5).

Ainsi, la Torah, va considérer que le but de l’histoire est de retenir le statut de l’homme qui se porte garant de la pérennité de la création pour faire du monde une demeure pour Dieu, qui signe son nom par le sceau de la « Paix » Shalom, le nom indélébile de l’Etre suprême.

4 - Les deux sortes d’arbres, fruitiers et stériles, correspondent aux deux catégories d’Adam.

Le premier Adam établit son rapport avec le monde dans le sens de défense et d’attaque pour se protéger de l’adversité et de l’hostilité. Ainsi, la Torah lui recommande de croître et multiplier, de peupler la terre et de la soumettre. Il n’est pas encore question d’intégrer avec humilité la nature et de garantir la survie de la création dans un sens productif pour le bien même de la nature. Il est créé à l’image de Dieu (Gen. 1, 27), dans ce sens qu’il se considère souverain de la création. Le monde n’a de raison d’être que pour lui garantir des moyens de subsistances et pour qu’il affirme sa souveraineté sur la création.

Ce niveau d’être humain est comparable à l’arbre stérile qui ne produit pas de fruit pour le bien même de la nature et du monde. C’est pourquoi la Torah interdit à l’homme de conquête de se servir de l’arbre fruitier pour combattre l’ennemi : … Est-il homme, arbre du champ, pour être pour toi un assiégé ? Seul un arbre que tu sauras ne pas être un arbre fruitier, tu pourras le sacrifier et l’abattre, pour t’en faire des constructions de siège contre la ville qui est en guerre contre toi, jusqu’à ce qu’elle succombe. Si tu te places en guerrier dans le but de dominer le monde, tu ne peux prétendre être comparable à l’arbre qui produit des fruits, ainsi, seul l’arbre stérile pourra être utilisé dans tes conquêtes. L’arbre fruitier, par contre, est productif, il ne peut servir à l’homme dans la domination de ses semblables, aussi noble soit la cause de ses guerres, elles ne peuvent constituer l’ultime de la création de Dieu, qui est d’arriver à l’harmonie et la Paix.

Il a été dit, même à propos de David roi d’Israël, malgré la légitimité de ses guerres qui répondaient à l’ordre divin : Tu as versé beaucoup de sang et fait de grandes guerres, ce n’est donc pas à toi d’élever une maison en mon honneur, car tu as fait couler beaucoup de sang devant moi sur la terre. Mais un fils te naîtra, qui sera un homme pacifique et qui (…) sera en paix avec tous ses ennemis alentour, il s’appellera Salomon, et, sa vie durant, j’assurerai la paix et la tranquillité à Israël (Chroniques I - chap. 22, 8-9).

Egalement le Midrash (la Mekhilta) se base sur un verset de la Torah (Exode 20, 22) : Si tu m’ériges un autel de pierres, ne le construis pas en pierres de taille car, en les touchant avec le fer, tu les auras rendues profanes, explique : « L’autel a été conçu pour rallonger la vie de l’homme, alors que le fer a été créé pour la raccourcir. De même que nous disons pour un autel de pierres : alors même qu’il n’entend pas et ne voit pas, du fait qu’il a été conçu pour établir entre l’homme et son créateur la Paix, le Saint béni Soit Il a décrété qu’il ne soit pas construit avec des outils de fer. Combien en est-il a fortiori pour celui qui apportera la paix entre les nations du monde, qu’il ne pourra lui advenir de malheurs ».

Le deuxième « Adam », dont parle la Torah, est un être composant la nature, il se place garant de sa pérennité, il aspire à la rencontre du créateur par la contemplation des merveilles et de l’immensité de l’univers. Il est dans un rapport d’humilité avec la création, loin de toute hostilité et rivalité. Il aspire à laisser un monde meilleur pour ses enfants, il met sa foi, dans le créateur Eternel pour semer et planter (Voir Talmud Shabbat (31, a), les Tossafot d’après le Talmud de Jérusalem).

Le second Adam, cherche dans la contemplation de la nature à acquérir la connaissance de Dieu. C’est dans ce contexte que la comparaison entre l’homme et l’arbre fruitiers revêt tous son sens, comme le dit le Midrash sur le verset de Ezechiel (17, 24) : Les arbres du champ sauront que je suis l’Eternel, qui sont les arbres du champ ? R. Yaakov b. Aha disait : ce sont les êtres humains, comme il est dit : Est-il homme, arbre du champ (Midrash Tan’houma 33, voir le Midrash Rabbah 53, 1). L’ultime de la création de l’homme à savoir atteindre la connaissance de Dieu prend tout son sens dans cette analogie entre l’homme et l’arbre fruitier.

Les Sages ajoutent (Torat Cohanim Lévitique Be’houkotaï chap. 2) qu’un jour viendra où même les arbres stériles produiront des fruits comme il est dit : Et l’arbre du champ donnera ses fruits (Lévitique 26, 4), ainsi l’homme atteindra l’ultime à savoir diriger ses projets vers une équité et une justice pour toute la création sans rivalité ni hostilité. Atteindre ainsi un monde : où « il n’y aura plus de famine, plus de guerre, plus de jalousie ni de rivalité. Le monde n’aura alors pas d’autre intérêt que la connaissance de Dieu, comme il est dit : Plus de méfaits, ni de violences (…) la terre sera pleine de la connaissance de Dieu, comme les eaux recouvrent la mer (Isaïe 11,9) ». (Maïmonide fin du Michneh Torah).

Tout ceci correspond aux promesses divines données aux prophètes comme il ressort du Midrash :

L’Eternel se souvint de Sarah comme il l’avait annoncé, l’Eternel agit envers Sarah comme il l’avait promis (Gen. 21, 2) comme il ressort du verset : Et ils sauront, tous les arbres du champ que Je suis l’Eternel qui abaisse l’arbre élevé et élève l’arbre bas (…) Je promets et j’agis (Ezechiel 17, 24). (…) Où a-t-il promis ? Ici : À pareille époque je reviendrais chez toi et Sarah aura un fils (Gen. 18, 14) Et j’agis, comme il est dit : l’Eternel agit avec Sarah comme il l’avait promis.

(Genèse Rabbah 53, 1)

De même que l’arbre produit ce qu’il semence, l’Eternel agit conformément à sa parole.

Hervé élie Bokobza

[1] Le verset laisse une ambiguïté, certaines traductions de la Bible montrent que la Torah exclut la comparaison entre l’arbre fruitier et l’homme, comme celle de Jérusalem qui traduit : « est-il homme, l’arbre du champ, pour que tu le traites en assiégé ? ». D’autres comme celle du Rabbinat traduisent : « Oui, l’arbre du champ c’est l’homme même, tu l’épargneras dans les travaux du siège ». Selon Rachi le mot « ki » (en hébreu) « car » doit être compris dans le sens de « dilma » - « peut-être ». Peut-être est-il homme, arbre du champ, pour se retirer dans la ville assiégée devant toi. La traduction de Chouraki est plus conforme au sens donné par Rachi.

Nous cherchons à lire le verset, selon la méthode d’interprétation midrashique qui relie bien l’homme à l’arbre du champ.

[2] Voir à ce sujet les travaux de R. J.D. Soloveitchik (1903 - 1993) Le croyant solitaire (Ed. Organisation sioniste mondiale) à partir de la p . 40.