samedi 14 mai 2011

La folie du prophète

"Le fou n'est pas l'homme qui a perdu la raison. Le fou est celui qui a tout perdu, excepté la raison."

Orthodoxie (Orthodoxy, 1908), Gilbert-Keith Chesterton et Lucien d'Azay, Paris, Gallimard, Coll. Idées, 1984



La prophétie commence, dit-on, là où s'arrête l'intelligence. Parce que le flux divin qui fait le prophète dépasse le rationnel, la prophétie nécessite de transcender l'entendement, d'outrepasser les facultés mentales ou de s'en remettre à l'intuition, voire à la parole spontanée et non maîtrisée.

"Nous avons tous nos fous", disait Élie Wiesel, il nous arrive même de les trouver attachants. Nous tous avons en effet été confrontés à ces diseurs de bonne aventure enclins à nous prédire tout et n’importe quoi jusqu’à annoncer la fin imminente de l’humanité et autres élucubrations semblables. Au-delà de la question de savoir jusqu’où nous devons nous fier à leurs discours, il est pertinent de mettre en lumière le parallèle qui existe entre la folie et la prophétie dans le judaïsme.

La prophétie s’est retirée d’Israël

"À la fin des derniers prophètes bibliques la prophétie s’est retirée d’Israël" (Talmud, Sanhédrin 11, a). Sa manifestation n’a pas pour autant été entièrement abolie : "Rabbi Abdimi de Haïfa a dit : Depuis le jour de la destruction du Temple, la prophétie a été retirée des prophètes et a été donnée aux sages. Est-ce à dire que le sage n’est pas prophète ? En fait, il faut entendre par là que si la prophétie a été retirée des prophètes, elle n’a pas été retirée des sages" (Baba Batra 12, a).

Cependant plus loin nous lisons : "Rabbi Yohanan a dit : Depuis le jour de la destruction du Temple, la prophétie a été retirée des prophètes et a été donnée aux fous et aux enfants" (idem 12, b).

Le fait que la prophétie n’ait pas été retirée des sages, renvoie a priori à l’idée que son mode d’expression participe de la raison. Comment concilier alors le fait qu’elle ait été donnée aux fous et aux enfants ?

Folie et prophétie

À propos de la prophétie, nous disons qu’elle commence là où s’arrête l’intelligence. Lorsque le sage saisit tout ce qui lui a été donné de comprendre à partir de ses capacités intellectuelles jusqu’à parvenir aux limites de la raison, au point que ses facultés mentales ne puissent plus servir de canal à la connaissance, un flux divin vient alors pénétrer sa sensibilité, lui permettant de percevoir des réalités sensibles, en dehors de toute dimension rationnelle (cf. Moïse ben Nahman, Nahmanide (1197-1270) sur Baba Batra (12, a) et d’autres sources). Le terme hébraïque de folie "shtouth" renvoie à l’idée de déviance. Au sujet de la femme sota (soupçonnée d’adultère), le verset dit : "L’homme dont la femme a une attitude déviante [titsé]" (Nombres 5 : 12). Sans rentrer ici dans les catégories morales, cette déviance relève de la folie, shtouth, en tant qu’elle fait sortir l’individu de sa raison : "Un homme ne faute que s’il est possédé par un vent de folie" (Talmud Sota 3, a). Lorsque l’homme transgresse, explique Maïmonide, il est imprégné par ses désirs et ses plaisirs corporels venant de l’imagination, il parvient donc à un autre état que celui établi par la raison. "La raison permet de distinguer uniquement le vrai et le faux. Le bien et le mal, en revanche, ne relèvent que des opinions" (Guide des égarés 1, 2).

En effet : du point de vue de la raison, nous dit Joseph Rosen, le Gaon de Rogachov (1866-1936), l’interdit ne relève pas uniquement de l’ordre du transgressif mais de l’ordre de l’impossible. Par conséquent, aussi longtemps que l’homme n’est pas dominé par ses passions et qu’il est conscient que toute faute risque de porter atteinte à sa qualité d’être humain, il n’est pas sujet à la transgression. Mais dès lors qu’il se laisse gagner par ses passions, pénètre en lui un vent de folie tel qu'il pousse à la transgression au-delà de toute raison (Tsafnat Panéah sur le Guide, ibid.).

Par conséquent, que ce soit la dimension de prophétie ou celle de folie, toutes deux procèdent d’une déviance de la raison. Mais tandis que la folie se manifeste en dehors du champ intellectuel, la prophétie nécessite tout d’abord de passer par un cheminement et un parcours d’évolution mentale et morale, de sorte que l’individu puisse atteindre la réalité prophétique.

C’est pourquoi la prophétie, nous dit Maïmonide, "n’échoit qu’à un homme éminent en sagesse, pleinement maître de soi, ne se laissant dominer à aucun égard par ses passions, mais triomphant sans cesse, par sa raison, sur la partie passionnelle de son être" (Mishnéh Torah, lois des fondements de la Torah 7, 1, cf. Talmud Shabbath 92, a).

Trois catégories d’inspiration prophétique

La prophétie du prophète : le prophète parvient à la réalité prophétique après avoir exploré tout ce qui lui a été donné de comprendre par les outils de la raison, il s’agit donc d’une prophétie qui se situe au-dessus de ses facultés mentales.

La prophétie du sage : il existe une autre catégorie prophétique qui, elle, procède des outils de la raison tels que l’intuition, l’invention, etc. C’est pourquoi, lorsqu’une personne découvre par ses propres recherches ce qui n’est pas donné à tout le monde de percevoir, tel un génie ou un savant, cela participe déjà d’une dimension prophétique. C’est ainsi que le Maharal de Prague commente ce passage du Talmud selon lequel la prophétie a été donnée aux sages : "Qu’importe, nous dit-il, si la prophétie dit l’avenir ou pas, le simple fait de divulguer une chose, y compris sur le plan intellectuel, qui n’est pas connu de tous, attribue déjà à son auteur le prédicat de prophète".

Cela ne contredit en rien le fait que le sage, tout en ayant recours à ses propres facultés mentales, ait pu aussi avoir été inspiré au point de donner à son enseignement un caractère prophétique : "“Ne touchez pas à Mes oints, et ne faites pas de mal à Mes prophètes” (Psaume 105, 15) : “Ne touchez pas à Mes oints” : il s’agit des enfants qui vont à l’école ; “ne faites pas de mal à Mes prophètes” : il s’agit des disciples des sages" (Talmud, Shabbath 119, b).

Un passage du Talmud (Baba Metsia 59, b) rapporte une discussion entre Rabbi Éliézer et les autres sages au cours de laquelle, pour attester de la véracité de ses propos, Rabbi Éliézer fera appel à une voix céleste. Rabbi Josué se verra alors contraint de la rejeter formellement au nom du principe : "elle, [la Torah] n’est pas dans les cieux" (Deutéronome 30 : 12). En effet, puisque les autres sages s’étaient opposés à l’opinion de Rabbi Éliézer, il convient de se fier à la majorité. Nous ne pouvons, par conséquent, tenir compte d’une voix céleste pour trancher la Loi.

Les Tossafoth interrogent ce sujet à partir d’un autre passage du Talmud (Erouvin 13, b) qui donne raison à l’école de Hillel contre celle de Shammaï à partir d’une voix reçue des cieux. Les Tossafoth expliquent que dans le cas précédent, Rabbi Éliézer était opposé à la majorité des sages ; on ne pouvait, par conséquent suivre une voix céleste – fut-elle authentique – pour aller à l’encontre de ce qui a été fixé dans la Torah. Pour le cas de l’école de Hillel et de Shammaï, au contraire, celle de Hillel était majoritaire (Talmud, Yébamoth 14, a). Par conséquent, la voix céleste qui lui donna raison n’était pas contraire à la halakha, c’est pourquoi elle fut retenue.

La prophétie du fou et des enfants : selon les commentateurs, il arrive qu’un homme prononce d’une façon spontanée une chose sans savoir qu’il s’agit d’un oracle ; cette manifestation ne s’est établie ni par sa raison ni même après avoir transcendé les facultés mentales de celui qui la perçoit. Une telle prescience est comparable à une sorte de folie ou d’insouciance, telle un enfant dont les sens intellectuels ne sont pas encore parvenus à maturation, et porte en elle une dimension prophétique : "Si au réveil nous vient spontanément un verset à la bouche, c’est qu’il s’agit d’un semblant de prophétie" (Talmud Berakhoth 57, b). C’est ainsi qu’il était d’usage d’interroger les enfants sur les passages de Torah qu’ils étudiaient à l’école au point de percevoir dans leur réponse une sorte d’oracle (cf. Mishné Torah lois relatives aux cultes des idoles 11, 5).

Ainsi, la prophétie, d’une part n’a pas été retirée des sages dans ce qu’elle a de lien avec la raison et, d’autre part, a été donnée aux fous et aux enfants dans ce qu’elle exprime en dehors du champ intellectuel.


Hervé élie Bokobza

llustration : "Hannah et Shmuel" © Ayana Friedman-Wirtheim.

"Dans mon travail, j'interroge l'engagement de Hannah lorsqu'elle remet son fils entre les mains de Dieu. Alors qu'elle se crut longtemps stérile, quelle mère pourrait offrir le fils qu'elle a finalement pu porter alors même qu'elle pense qu'il sera son unique enfant ? Quant à Shmuel, personne n'a demandé à cet enfant s'il voulait abandonner sa mère pour servir Dieu. Mon travail se lit de haut en bas : 1. Hannah prie en direction d'un ciel qui prend symboliquement l'apparence d'un camouflage pour évoquer les mères qui sacrifient leurs fils à la guerre, tandis que Shmuel tente de se réfugier sur les genoux de sa mère sans obtenir d'attention de sa part ; 2. Shmuel joue avec le manteau de la royauté (de la prophétie) et tente de s'en débarrasser dans un buisson ; 3. Shmuel se soumet à son destin, endosse le manteau de la royauté et quitte la scène."


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