(Ec 7, 20)
La mort d’un érudit
Le
Rabbin Obadya Yossef (1920-2013), qui vient de disparaître, était
véritablement une encyclopédie vivante. Certainement l’un des rabbins
qui a le plus produit dans le judaïsme. Il était alors encore un jeune
homme lorsqu’il publia ses premiers ouvrages, et il a continué à
produire jusque ses derniers jours. Il serait trop long de détailler
l'ampleur de son savoir. Quelles que soient les critiques qu’on peut
avoir sur le personnage, aussi véhémentes soient-elles, il est clair
qu’il était un monument de la connaissance juive et qu’à ce stade il
mérite toute notre attention.
Après avoir côtoyé plus
d’une vingtaine d’années le monde de la Torah, années durant lesquelles
j’ai eu la chance de rencontrer des maîtres, qui comptent parmi les plus
grands de notre époque – la plupart ne sont plus de ce monde –, je peux
affirmer sans aucune exagération que sous un certain aspect aucun
d’entre eux n’a pu susciter autant l’admiration. Rav Obadya Yossef était
ce qu’on peut appeler un vrai panier plein de livres[1],
au sens le plus abouti. Plus de cinquante pour cent des œuvres qu’il
mentionne dans ses ouvrages sont quasiment inconnus même des plus grands
érudits.
Je me souviens lorsque j’étudiais à la
yéchiva j’entretenais une étude régulière sur ses livres, j’avais alors
un cahier dans lequel je notais mes vives interrogations sur ses écrits.
J’ai très vite compris l’absurdité de ma démarche. Non que j’aie pu
trouver des réponses à mes questions, j’ai simplement vite réaisé que la
Torah ne saurait servir d’instrument juste dans le but de détruire les
arguments de l’autre[2]
et à plus forte raison lorsqu’on a affaire à un monument halakhique tel
que lui. Certes aucun auteur n’est infaillible ; « si un élève n’est pas
d’accord avec son maître, disent les sages, il lui est interdit de se
taire »[3],
mais on ne peut systématiser une démarche qui aurait pour objet de
chercher la faille chez l’autre en le croyant incapable de justifier son
propos sans tenir compte de son immense érudition[4].
Le mérite de permettre vaut plus que celui d’interdire
Aussi on ne peut réduire le personnage uniquement au champ politique et
occulter le bien qu’il a pu aussi apporter au peuple juif,
principalement en matière de législation rabbinique. Que ce soit dans
ses capacités immenses de trouver des permissions à des femmes agounot[5]
ou à des enfants issus d’unions interdites et qui selon la halakha ne
peuvent se marier. Le rav Obadya Yossef avait réellement autorité en ces
domaines, à l’instar d’un rav Moshé Feinstein en son temps ainsi que
quelques autres du même acabit. Il était le dernier sur qui on pouvait
compter, il savait apporter des permissions entièrement fondées sur la
halakha jusque dans les situations les plus complexes.
Pour le Talmud[6],
en effet, il y a un plus grand mérite à permettre qu’à interdire. Car,
nous dit Rachi, lorsqu’un sage interdit il n’a pas besoin de justifier
son propos autant que lorsqu’il permet. Dans ce dernier cas il lui
faudra alors démontrer son argumentation sur des bases solides. Et c’est
surtout ici qu’excellait l’auteur du Yabia Omer. Personne ne
pouvait à ce stade raisonnablement rivaliser avec lui. Lorsqu’il
démontrait qu’une chose est permise, y compris contre l’évidence, sa
force de persuasion était telle,qu’il était capable de justifier ses
positions en s’appuyant sur une telle quantité d’ouvrages que personne
ne pouvait lui donner tort ou au moins ne pas admettre qu’il avait sur
qui s’appuyer.
LeTalmud[7] cherche à savoir ce qui est le plus important, la connaissance générale des textes, Sinaï[8], ou bien l’approfondissement des sujets étudiés, OkerHarim[9].Sa
conclusion est que même s’il est nécessaire de maîtriser en profondeur
les sujets, ce qui permet d’éviter les contresens, rien ne vaut
l’étendue du savoir :car « on a tous besoin de celui qui détient la farine ».
Le Rav Obadya Yossef n’était certes pas en restepour ce qui est de
l’approfondissement des textes, mais c’est bien davantage en matière
d’érudition pure qu’il s’est démarqué de ses contemporains, c’est chez
lui qu’on allait chercher la farine.
Le dernier d’une époque
Les sages disent : que « si les anciens sont des fils d’anges, nous sommes des fils d’hommes. S’ils sont des fils d’hommes, c’est que nous ne sommes que des ânes »[10]. Le Rav Simha Elberg (1911-1996)[11] disait
que si la providence a permis que se chevauchent les générations entre
elles c’est afin de nous montrer par l’exemple de nos anciens une idée
de ce qu’étaient les maîtres des siècles passés. Même si ça peut
paraître étonnant il suffit d’un œil avisé pour se rendre compte d’à
quel point cette assertion est juste. Il est en effet impossible de
comparer les sages des quelques générations précédentes à ceux de notre
époque. Il est clair par exemple, à moins d’un miracle, le peuple juif
ne produira plus un Maïmonide, un gaon de Vilna, un Baal Hatanya, un Rav
Haïm de Brisk etc…, il ne s’agit pas de dénigrer les contemporains mais
de bien comprendre que si la connaissance va au fur et à mesure des
années en s’augmentant c’est justement parce que l’accès au savoir est
facilité, mais pas qu’on a gagné en subtilité intellectuelle, bien au
contraire. C’est pour cette raison que, paradoxalement,il devient de
plus en plus difficile de tirer son épingle du jeu sur le terrain des
connaissances. Ceci est d’autant plus vrai à l’aune d’internet où les
sources sont devenues accessibles y compris aux non initiés, et ce, pas
toujours pour la meilleure des causes.
C’est pourquoi de nos jours la qualité d’un érudit ne s’exprime pas tant dans le fait d’être un panier plein de livres,comme
c’était le cas avant, mais dans le fait de bien saisir le sens des
sujets étudiés, et d’être capable d’innover à savoir de produire du hidoush
dans l’enseignement de la Torah.Ainsi il faut admettre que sur le
terrain de la profondeur il y eut dans les dernières décennies des
érudits capables d’apporter un éclairage réellement nouveau dans
l’enseignement rabbinique, avec une subtilité intellectuelle hors du
commun. On peut citer sur ce registre la subtilité intellectuelle d’un
Ravde Brisk, ou plus récemment du Rav Moshé Feinstein, ou du Rabbi de
Loubavitch,la liste n’est pas exhaustive. Aussi même si nous l’avons dit
le Rav Obadya Yossef n’était pas démunis d’une certaine profondeur,
c’est surtout sur l’étendue de l’érudition qu’il s’est particulièrement
fait remarqué. À l'instar de ce que nous dit le Talmud : « Un disciple
des sages c’est celui qui est capable de répondre à une question posée
sur n’importe quel sujet, y compris sur le traité talmudique de la
fiancée », traité que personne n’a l’habitude d’étudier[12].
Et
même si on a émis des réserves sur le personnage notamment depuis sa
contribution dans la politique israélienne et surtout dans certaines de
ses dérives verbales qui ont défrayé la chronique, il n’est ni le lieu
ni l’heure de nous attarder sur ce point, il n’en demeure pas moins que
cet homme était certainement la dernière image qui restait au peuple
juif des grands d’Israël. Une époque qui avec lui, signe sa fin, comme
si nous devions tourner la page d’un univers définitivement révolu.
Torah et grandeur
Les Sages disent que depuis la mort de Rabbi Yéhouda ha Nassi on a plus trouvé en un seul endroit Torah et grandeur[13] ;
en ce sens, sans porter jugement, le Rav Obadya Yossef n’était certes
pas un exemple de grandeur morale, mais il est certainement le dernier
grand en matière de connaissance religieuse. Il ne s’agit pas pour moi
de faire dans l’apologie, ou de rattraper ce qui ne doit pas l'être,
mais de montrer uniquement l’évolution de ce qu’on peut appeler
l'histoire de l'enseignement rabbinique.
L’auteur du Yabia Omer était, peut-être même malgré lui, le signe de la fin d'une époque. Le dernier d’une lignée de sages qu’on ne trouvera plus ; « Dommage pour ceux qui partent et que l’on ne retrouve plus »[14].
Le
fait que ce signe soit rendu visible à partir d’un personnage qui a
aussi fait polémique montre certainement encore plus la pertinence de
mon propos. Tout se passe comme si lui même n'était pas à la hauteur de
s'auto-représenter. La décadence étant tombé à un point tel que la
responsabilité inhérente à un homme de Torah tel que lui était trop
immense pour qu’il puisse en être le digne représentant. La charge qui
s'incombait à lui était certainement trop lourde à porter. Mais les faits son tenaces et têtus. La mort du leader du parti Shass
n’est pas simplement la disparition d’un rabbin de plus parmi d’autres,
mais signe la fin de ce que le Judaïsme a pu produire de meilleure en
matière de génies de la connaissance juive.
À
mon avis c’est ce que l’histoire retiendra dans les décennies à venir
dans lesquelles on sera loin d’épuiser ce qu’il reste à découvrir de ce
que ce rabbin a pu apporter à la réalité du peuple juif.
Hervé élie Bokobza
[1] Cf.Méguila 28, b.
[2] Cf.le commentaire des Tossafot, entre autres, Pessahim 50, b.
[3] R. Josef ‘Habiba (XVe siècle), (Nimoukey Yosef sur Sanhédrin 36, a)
[4] Cf. Baba Batra 129, b – 130, a.
[5]Il
s’agit de femmes qui ne peuvent se remarier ou bien parce qu’elles
n’ont pas reçu le divorce de leur mari ou bien parce qu’on ne sait plus
s’ils sont vivants.
[6] Cf. Betsa 2, b.
[7] Horaïot14, a.
[8] Façon de dire qu’il maitrise la connaissance telle qu’elle a été donnée au Sinaï.
[9] Littéralement « qui déracine les montagnes ».
[10] Shabbat112, b.
[11] Auteur du Shalmé Simha,
rav qui a fait parti des étudiants de la yéchiva de Mir qui sont allés
étudier à Shanghai, et qui comptait parmi les plus grands érudits des
États Unis.
[12] Shabbat114, a et le commentaire de Rashi.
[13]
Littéralement grandeur dans le sens de richesse ou de pouvoir
politique. Rabbi Yéhouda ha Nassi était en effet très riche. Mais on
peut aussi voir la « grandeur » sur le plan moral, le fait d’exceller
dans les vertus.
[14]Sanhédrin 111, a.